Première partie de l’entretien disponible ici.

Deuxième partie de l’entretien disponible ici.

Troisième partie : État-nation

 

On a évoqué les différents niveaux de décision, vous l’avez déjà évoqué dans l’entretien, mais pour y revenir, d’un côté la mise en avant des régions et de l’autre côté le développement des politiques supranationales, remettent en cause le cadre de l’État-nation. Quelles sont les origines de cette remise en cause ?

 

Je crois que la structure de l’État-nation était super utile pour le XIXème-début XXème siècle parce que la mobilité n’était pas si grande, on était encore dans une période pré-démocratique où peu de gens, seulement des hommes qui avaient assez d’argent, pouvaient voter, on était assez élitistes aussi donc c’était plus facile de faire cette politique élitiste dans des structures de l’État-nation. Tandis qu’aujourd’hui, tout est en flux, on a différentes identités, les genres – même le sexe se fragmente et se multiplie… tout cela pour dire que les points de référence se multiplient, s’interposent, s’entrecroisent et changent à travers le temps. On est plus mobile, en théorie on est mieux informés, sur plus de choses qu’il y a encore trente ans, et encore plus qu’il y a un siècle. Donc l’État-nation , comme structure, ne répond plus à l’actualité, à mon avis. Après il y a certaines personnes qui disent le contraire, que seul l’État-nation peut mettre de l’ordre dans le chaos dans lequel on vit. Il y a deux manières de regarder les faits. Les élections, pourquoi les populistes gagnent presque partout ? Aussi parce qu’ils ne sont plus protégés par l’État-nation et ils n’ont pas assez de structures régionales, locales, pour compenser cette identité. L’AFD, parti populiste de droite en Allemagne, a gagné à l’est et en Bavière, pas tellement à l’ouest, où les communes sont beaucoup plus fortes. Donc une autonomie locale assez forte peut aussi servir à combattre ces populismes qui sont un symptôme de perte d’identité, de la crainte économique, culturelle, etc. Mais c’est clair que ce n’est pas la seule réponse, ce n’est pas dit qu’une fois qu’on décentralise, on sauve tout le monde, Mais je pense qu’on sous-estime l’importance du territoire. Le lieu, ça peut être le lieu où on est né, ça peut être l’origine… En allemand on a différents termes, on a celui de « Heimat », qu’on ne peut pas traduire en français je pense. C’est d’où on vient, ou d’où on se sent chez soi. Mais déjà il faut expliquer en allemand c’est un terme qui répond à la fois à un besoin émotionnel, on aimerait bien être chez soi, c’est confortable, de l’autre côté ça simplifie la vie, on a une « Heimat » et on peut partir mais on peut toujours revenir, ça donne la sécurité, et ça manque à beaucoup de gens. Aussi parce qu’ils sont perdus dans la globalisation, l’État-nation ne fait pas son travail, parce qu’il ne peut pas le faire. Un État-nation ne peut pas sortir de sa peau. S’il sort de sa peau, qu’il devient flexible, global, un réseau, ce n’est plus un État-nation. Alors c’est un réseau. Après je ne suis pas non plus convaincu à 100% de ce terme de « réseau », tout le monde pense dans des réseaux, mais qu’est-ce que c’est un réseau ? Rien. [rires] Donc pour moi, le monde idéal serait d’avoir plusieurs niveaux qui remplissent chacun certaines fonctions, qui ont chacun une certaine autonomie, qui ont chacun des structures démocratiques, avec différentes majorités – commune de gauche, région de droite, état centre-gauche, niveau global encore plus à gauche… mais qui sont en dialogue, vertical et horizontal. Parce que des problèmes ne peuvent pas être tranchés : ça c’est un problème local, ça c’est un problème régional, ça c’est un problème national, on peut faire ça, mais c’est le début du dialogue – pas la fin – de trancher les problèmes en territoires.

 

Pour rebondir là-dessus, est-ce qu’il existe des différences entre certains types de pays dans la remise en cause de ce cadre ?

 

Il y a des pays où c’est énormément fragmenté, polarisé, où la coordination ne marche pas du tout. Aux États-Unis, il y a une fragmentation entre le niveau national et les régions, entre les différents pouvoir élus, le président et les deux chambres au niveau national, les gouverneurs et les deux chambres, dans 48 états il y a deux chambres qui sont souvent dirigées par des majorités contraires, il y a les différentes fonctions qui sont élues directement donc vous pouvez avoir un gouverneur républicain et le tenant general démocrate, ou le secretariat of state qui dirige les élections démocrate… et l’élection populaire vient avec une certaine légitimité, une certain puissance, donc vous avez une multiplication des offices avec la même légitimité démocratique, ce qui introduit énormément de problèmes en terme de dialogue parce qu’il y a deux partis. Donc il y a beaucoup de fonctions mais deux partis et tout est mis dans ce corset de deux partis, et de gagner les prochaines élections. En plus les élections ont lieu très régulièrement, il n’y a aucune limite sur combien on peut dépenser donc ça va dans tous les sens… Mais c’est aussi voulu, structurellement ça a été voulu que les différentes instances, pouvoirs, se contrôlent eux-mêmes, mais au lieu de se contrôler, ils se combattent. L’autre extrême c’est la Suisse, aussi l’Allemagne, mais la Suisse est peut-être un meilleur exemple parce qu’on a vraiment trois niveaux : local, cantonal et fédéral. Et il y a énormément de dialogues soit verticalement soit horizontalement. Donc on a 800 contrats entre les différents cantons, avec une géométrie variable donc il y a des contrats qui sont signés par les 26 cantons plus le Liechtenstein, d’autres ne sont signés que par les cantons de la Romandie, ou que par la Suisse centrale, ou que par la Suisse de l’est, et il y a deux tiers, ou la moitié, des contrats qui sont signés par deux ou trois cantons pour gérer certains lacs, ou n’importe quel problème technique qu’ils ont. Et on a le dialogue au niveau local. Donc peut-être en Suisse il y a presque trop de dialogues, on pourrait simplifier un peu le nombre d’acteurs, et cela se fait à travers les fusions de communes, mais à mon avis ce ne sont pas les communes le problème, c’est les cantons. Certains cantons sont trop grands et certains sont trop petits pour faire vraiment le travail qu’ils devraient faire. On voit ça dans la crise actuelle où les cantons avaient six mois pour se préparer pour ce contact tracing et ça n’a pas marché, ils n’étaient pas prêts, ou ils n’ont pas les ressources, ou ils ont les ressources mais ils ne voulaient pas les dépenser… donc il n’y a pas de système idéal.

 

Est-ce qu’on assiste tout de même à une certaine résistance du niveau national, notamment par les scrutins où on a vu des partis souverainistes, ou populistes, gagner depuis quelques temps, et est-ce que, selon vous, on pourrait même assister à un retour du cadre et du niveau de l’État-nation ?

 

Mais on voit ça avec le cas du Brexit, c’est ça l’exemple, parce que ça va servir aussi comme point de référence pour beaucoup. Ça a servi et ça va servir encore plus, en fonction de comment ça se développe. Est-ce que ça marche de quitter l’Union européenne et d’aller sur son propre chemin, ou est-ce que ça rate complètement parce que ce n’est plus possible d’aller tout seul, ce que je pense. Donc si on voit que le souverainisme, comme il a gagné le référendum du Brexit, va… Beaucoup de gens vont être punis, aussi beaucoup de gens qui ont voté pour le Brexit, pas les gens qui ont voté contre parce qu’ils sont mobiles, ils sont bien éduqués, ils peuvent aller ailleurs, ils le font déjà, ils quittent le pays… Mais en fonction du développement de ça on va peut-être assister à plus de révoltes nationalistes, souverainistes, que dans le cas contraire. Quand on voit que… Quand la situation se produira où le Royaume-Uni, dans 20-30 ans, va frapper à la porte de l’Union européenne et va supplier Bruxelles de les reprendre. Difficile à prédire. Mais à mon avis la vague eurosceptique est déjà un peu passée. On a prédit des succès eurosceptiques lors des européennes l’année passée, on n’a pas tellement vu ce succès, on a plutôt vu des succès des verts, c’est déjà la nouvelle vague. Le nouveau conflit c’est le changement climatique, oui ou non, et ce qui est intéressant avec ce clivage, c’est qu’à priori ce n’est pas du tout territorial, parce qu’on peut très bien combattre l’effet climatique ou faire une politique progressive au niveau national, mais aussi au niveau régional, et aussi au niveau local, si on a les moyens et les prérogatives. Donc dans un état fédéral, localiste, comme la Suisse, on peut. Par exemple des villes peuvent devenir des communes de 2000 watts, des régions peuvent introduire certaines règles pour l’énergie ou les ressources, peut-être dans d’autres états c’est plus compliqué parce qu’on a pas la délégation du pouvoir au niveau régional, local, mais en tout cas en Suisse chaque commune pourrait être l’avant-garde pour une politique de développement durable, et il y a des cas des villes, encore une fois, comme Zürich, Lausanne je ne sais pas, mais on parle beaucoup de Zürich et de Bâle-ville. Après c’est clair, d’un autre côté on peut dire que le souverainisme est une politique contre… je ne sais pas comment dire ça… ou une politique traditionnelle, une politique énergétique traditionnelle : les voitures, les routes, le chauffage qui va avec le pétrole, etc… souvent c’est aussi une réaction contre des règles internationales comme l’accord de Paris ou de Kyoto. En théorie ça ne devrait pas être le cas, il y a juste certains politiciens qui ont choisi de faire campagne sur ça et qui ont gagné, des fois ils ont perdu aussi.

 

En guise de conclusion, avez-vous des lectures à nous suggérer par rapport à tout cela ?

 

Liesbet Hooghe, Gary Marks, « Grand theories of European integration in the twenty-first century », Journal of European Public Policy, 2019. URL : https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/13501763.2019.1569711

 

Sean Müller, Michael Hechter, « Centralization through decentralization ? The crystallization of social order in the European Union », Territory, Politics, Governance, 2019. URL : https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/21622671.2019.1676300