Source image : https://www.retronews.fr/conflits-et-relations-internationales/long-format/2018/03/23/le-congres-de-vienne-de-1814-1815

C’est au Ballhausplatz 2 à Vienne, alors capitale de l’Empire d’Autriche, que fut décidée la neutralité « perpétuelle » de la Suisse. Représentée par Frédéric-César de La Harpe, représentant des cantons romands, et Hans Reinhard, député de la Diète fédérale et ancien Landamann – titre aujourd’hui disparu, mais ancêtre du Conseiller d’État – de la Suisse sous l’Acte de Médiation, c’est à la signature de ce traité en 1815 que notre État fédéral, alors confédération, que la Suisse est proclamée officiellement neutre. Serpent de mer répété à l’envi lors des diverses commémorations nationales, et notamment le premier août, la neutralité de la Suisse décrétée en 1815 se fonde sur deux choses : son histoire et la nécessité d’un État-tampon au milieu de ces gigantesques empires – au sens propre comme figuré – européens.

 

Le Congrès de Vienne, réuni de septembre 1814 et juin 1815, qui continue malgré les Cent-Jours, voit les puissances européennes s’étant coalisées contre la France de Napoléon Bonaparte décider des nouvelles frontières de l’Europe. Entre autres coups de cisailles dans la carte du vieux continent, on décide officiellement de la neutralité de la Suisse et que les cantons ayant pris leur indépendance sous l’Acte de Médiation restent indépendants – indépendance poussée par le tsar de Russie Alexandre Ier et son précepteur… le vaudois Frédéric-César de La Harpe.

 

Cependant, cette notion de neutralité ne vient pas de nulle part et, si elle ne date pas de 1291 comme on l’entend souvent, elle remonte au début du XVIe siècle. Après la défaite de Marignan, les cantons suisses sont contraints de ne plus se battre contre les Français après la ratification du traité de Fribourg du 29 novembre 1516, qui dispose une paix perpétuelle entre les deux belligérants et l’interdiction d’aider l’ennemi de l’autre. Autant dire une neutralité de fait pour la Suisse, les cantons étant liés à l’empereur du Saint-Empire en tant que sujets, mais ne pouvant l’aider, par exemple, à traverser son territoire pour aller combattre les Français[1].

 

Ce traité marque aussi la fin du système de mercenaires suisses tels qu’on le connaissait, ceux-ci étant limités à fournir la France. Au XVIIe siècle, cette neutralité de fait est confirmée par la guerre de Trente Ans, qui ravage l’Europe tant d’un point de vue militaire qu’économique, et à la fin de laquelle les cantons suisses décident, en 1647, de s’allier pour se défendre contre d’éventuels envahisseurs. Ceci tout en continuant à fournir des milices aux armées européennes qui le demandent, tant que cette demande respecte le traité de Fribourg de 1516, toujours en vigueur. La Révolution française de 1789 et l’invasion de la Suisse par l’armée révolutionnaire en 1798 mettra un terme à cet accord, en plus de précipiter l’Europe dans les guerres napoléoniennes.

 

La neutralité de la Suisse ne naît donc pas de la volonté des Suisses de 1515 de se « retirer de leurs montagnes » après la bataille de Marignan, mais bien d’une nécessité en Europe : petit peu montagnard qui ne représente pas un grand danger, et qui a l’habitude de ne pas s’engager dans les guerres pour leur propre compte, il agira parfaitement comme État-tampon lorsque la Prusse et ses vassaux, la France et l’Autriche se mettront à nouveau à se battre – ce qui ne manquerait pas d’arriver d’ici la fin du XIXe siècle. D’un point de vue, on peut donc dire que c’est l’Europe qui a imposé à la Suisse sa neutralité perpétuelle. Par ailleurs, les nations européennes garantissent l’inviolabilité du territoire suisse, se portant garantes en cas d’invasion. En clair, cela fait près de deux siècles que ce sont les pays nous entourant qui garantissent notre neutralité.

 

Maintenant que le rappel à l’histoire a été fait, parlons du reste : la forme de cette neutralité dans le traité de Vienne reste assez vague, mais on s’accorde sur le fait que la Suisse ne devra ni envahir – envahir qui de toute manière ? le Liechtenstein ? allons allons… –, ni être envahie. Au fil des décennies et du développement du commerce en Europe, la Suisse a trouvé la meilleure manière de tirer profit de cette situation : puisque nous sommes neutres, alors nous ne nous engageons pas en faveur de l’une ou l’autre des parties. Puisque notre situation géographique est capitale pour le commerce, profitons-en pour commercer avec toutes les nations avec lesquelles nous pourrons commercer ! Quoique les nations européennes étaient à deux doigts d’intervenir en 1847-1848 en voyant la Suisse se doter d’un système alors très démocratique pour l’époque – on consacrera un article à la création de l’État fédéral une prochaine fois –, leur faisant peur et étant très loin de l’objectif de 1815 qui remettait en place l’Ancien régime en Suisse, le pays est prospère diplomatiquement, plusieurs organisations internationales situant leur siège dans l’ancienne Confédération. On salue Genève.

 

La neutralité suisse est réellement mise à mal lors de la Première Guerre mondiale : un röstigraben des plus classiques se met en place sur la stratégie à proposer, entre pencher du côté de l’Allemagne, idée privilégiée par le général Ulrich Wille proche de la famille Bismarck, et s’allier avec la Triple Entente, idée privilégiée par la Romandie. L’implication indirecte de la Suisse pour négocier un retrait de la Russie alors en pleine révolution, appelée « Affaire Grimm-Hoffmann » du nom du conseil national socialiste Robert Grimm et du conseiller fédéral radical Arthur Hoffmann, a eu un grand retentissement en Europe et dans l’opinion publique, la neutralité de la Suisse étant alors sérieusement remise en doute. Une situation qui ne se reproduira pas lors de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle la Suisse décide de rester totalement neutre. Tout en commerçant avec toutes les puissances et en se mettant dans le pétrin dans les années 2000 avec la publication du rapport Bergier[2].

 

En réalité, la neutralité de la Suisse est une chimère : elle veut tout et rien dire, elle est malléable selon les époques et appliquer une définition trop rigide de la neutralité dessert la cause de celle-ci et son sens. Cependant, elle a besoin d’évoluer, au risque que notre pays ne se retrouve à être isolée du reste du monde. Au vu de l’interconnexion des pays entre eux, de la mondialisation de l’économie et du besoin de développement d’infrastructures au niveau européen, simplement considérer qu’on n’a pas besoin des autres est une erreur crasse, tant économiquement que diplomatiquement et historiquement. En particulier, la Suisse a depuis plus d’un siècle avancé une image de vouloir développer les systèmes démocratiques et promouvoir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. L’application de sanctions envers la Russie, mais également contre tout État violant la souveraineté d’un autre par les armes, est tout à fait dans le suivi de notre tradition de neutralité. Aussi paradoxal que cela soit.

 

 

[1] Archives nationales françaises, Trésor des chartes, J 724, no 2

[2] https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2019-1-page-55.htm

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