Source image : Carte postale caricaturant les difficultés du maintien de la neutralité suisse, publiée vers 1915 (Collection privée; photographie Bibliothèque de Genève, Archives A. & G. Zimmermann).

La neutralité suisse s’est une fois de plus retrouvée dans l’actualité avec la guerre russo-ukrainienne. La question de la reprise des sanctions économiques contre la Russie a suscité des débats sur sa compatibilité avec la neutralité ainsi que l’interprétation de cette dernière. La Russie a classé la Suisse dans les pays hostiles et a préféré la Turquie comme lieu pour mener des négociations – alors que ce pays est membre de l’OTAN et que les deux États défendent des intérêts différents en Asie centrale ou dans le Caucase. L’occasion de se replonger dans la définition et la mise en pratique de la neutralité.

 

I – Origines et définition

 

L’histoire de la neutralité est soumise à controverse. De la paix de Fribourg qui marque un retrait des conflits européens des différents cantons – en conservant la possibilité du mercenariat – à la guerre de Trente ans où les cantons s’affirment comme ne participant pas au conflit et enfin au Congrès de Vienne où la neutralité est reconnue – et imposée – pour la Suisse de la part des grandes puissances européennes, avant que la neutralité ne soit adoptée et ne devienne une part de l’identité suisse, tracer une ligne exacte de l’apparition de la neutralité n’est pas évidente dans l’histoire. Avec cette histoire, les évolutions de la politique extérieure de la Confédération depuis l’Ancien régime à nos jours n’aide pas à définir une pratique de la neutralité. Nous pouvons tout de même considérer que cette dernière implique de ne pas faire partie d’une alliance militaire ou de prendre position pour un camp ou un autre dans un conflit. Si le territoire d’un pays neutre est inviolable, ce dernier ne doit pas participer à une guerre, assurer sa défense, garantir une égalité de traitement entre les belligérants et ne pas leur fournir de troupes ou des accès à son territoire.

 

II – Intérêt pour la Suisse

 

Une question reste, pourquoi la neutralité correspondrait particulièrement aux intérêts de la Suisse ? Faire partie d’une plus grande alliance permettrait de profiter de sa protection éventuelle. La raison est plutôt à chercher à l’intérieur de la Confédération. La Suisse étant formée de plusieurs cantons ayant des sensibilités différentes, ne pas choisir un camp dans les conflits internationaux permet de ne pas exacerber les conflits et clivages internes. La première guerre mondiale fut un exemple parfait d’une opposition des volontés des régions latines et germaniques quant à l’alliance à soutenir.

Nous reviendrons plus loin sur un autre intérêt que la neutralité possède pour la Suisse par rapport à l’appartenance à une grande alliance en termes de souveraineté. Mais relevons aussi que le caractère inviolable d’un État neutre peut être une protection en cas de conflit.

 

III – Réalisation

 

Si nous considérons que la neutralité est utile pour la Suisse et que nous suivons la définition précédemment citée, nous pouvons convenir que la réalisation pratique de la neutralité passera par l’absence d’alliances militaires, mais également par le maintien d’une force armée permettant de défendre le pays sans devoir faire appel à un autre État. Mais il convient aussi de veiller à ne pas dépendre trop étroitement d’un pays pour le matériel militaire – la production suisse est ainsi à privilégier lorsque cela est possible (ce qui nécessite certainement de soutenir une industrie de l’armement et oblige sans doute à chercher des exportations dans ce domaine pour que l’activité en question soit rentable, même si l’importance du domaine justifierait une intervention de l’État en cas de difficultés financières). Plus largement, la dépendance économique complique aussi une réelle neutralité, puisqu’il devient impossible de se passer des relations avec certains pays. De ce point de vue, une politique économique d’autosuffisance nationale semble à privilégier – pour un développement du concept, je renvoie à mon précédent article « Autosuffisance nationale et libre-échange » ainsi qu’à l’article de Keynes d’où j’ai repris le concept.

 

IV – La Ligue des neutres

 

Pour la vente ou l’achat de matériel militaire ainsi que les exercices, un moyen pratique de trouver des collaborations à l’international serait de créer une sorte de Ligue des États neutres pour encourager les échanges entre ces derniers plutôt qu’avec des puissances non-neutres ainsi qu’éventuellement de pouvoir réaffirmer de manière unifiée les droits et devoirs des États neutres et leur reconnaissance. Ce projet est tout de même mis en difficulté par le besoin d’un minimum de définition commune de la neutralité entre les potentiels membres. L’existence de ces derniers est enfin le point le plus complexe, compte tenu notamment des récentes volontés finlandaises et suédoises de rejoindre l’OTAN.

 

V – Impérialisme et nationalisme

 

Avant de poursuivre la réflexion sur la réalisation de la neutralité, il convient de définir les notions d’impérialisme et de nationalisme.

La première de ces notions consiste à croire que l’on peut unir tous les hommes sous un même ensemble de valeurs ou de droits, en formant des liens étroits entre les sociétés et en créant une structure commune à toute l’humanité – un état mondial ou un empire réussissant à s’étendre sur l’ensemble du globe, ce qui est l’aboutissement rêvé par tous les empires puisqu’ils ne connaissent pas de frontières à la zone qu’ils devraient contrôler ou sur laquelle leurs valeurs ou normes devraient se réaliser. Les exemples typiques sont bien entendu les grands empires conquérants de l’histoire ou les colonisations, mais les volontés plus récentes d’établissement de gouvernement mondial ou de d’imposition généralisée du modèle de démocratie occidental et des droits de l’homme – voire sur ce point mon article « Droits de l’homme et droits du citoyen » – s’inscrivent fondamentalement dans la même logique philosophique.

La seconde notion consiste au contraire à croire que la Terre est divisé en plusieurs corps politiques tous légitimes qui doivent pouvoir vivre comme ils l’entendent, sans interférences d’autres États ou de structures supranationales et sans intervenir chez les autres. L’universel n’est ici accessible qu’à travers la médiation du particulier ; ce qui et commun à l’humanité se traduit et s’incarne toujours sous des formes et des teintes particulières.

Pour plus de détails sur les notions d’impérialisme et de nationalisme ainsi que leurs inconvénients et avantages, je renvoie à mon article « Le retour de l’État-nation ».

 

VI – Contre tous les impérialismes

 

Si la Suisse souhaite garantir sa neutralité, elle doit, comme déjà évoqué, éviter de se retrouver dans une alliance militaire avec d’autres pays et garantir une certaine indépendance vis-à-vis des autres pays pour ne pas être contrainte de suivre leurs vues et intérêts. Elle a donc intérêt à éviter de se retrouver au sein d’un bloc impérial. Plus généralement, la Suisse a aussi un intérêt en terme de souveraineté à ne pas être soumise à une puissance impériale. Mais pour garantir sa neutralité, elle doit être indépendante des puissances impériales. Car sinon, elle sera contrainte de s’aligner sur la puissance dominante et sera perçue comme membre de son bloc plutôt que comme État indépendant et non-aligné.

Petit tour de vue des impérialismes auxquels la Suisse peut être confrontée.

Économiquement, la Chine semble évidemment un acteur à prendre en compte. Il faut se prémunir contre une trop grande dépendance et éviter des achats trop importants sur notre sol – surtout concernant la terre ou des infrastructures d’importance que d’autres pays ont vu passer en mains chinoises.

Sur les plans économiques et juridiques principalement, l’Union européenne est un autre acteur cherchant à exporter ses normes et avec qui la question de la dépendance doit se poser. Bien sûr, concernant les règles du droit européen, le problème vient aussi, comme souvent, d’une volonté interne de s’aligner sur d’autres pays.

Les blocs religieux peuvent conduire à considérer des ensembles universels avant les nations. Si la chrétienté unie n’est plus réellement un projet actuel, les volontés de certains courants politiques et littéraux de l’islam sont davantage à surveiller.

Pour le cas suisse toutefois, un impérialisme semble particulièrement à prendre en compte – comme pour de nombreux pays de la planète –, à savoir l’impérialisme américain.

Les liens économiques sont très étroits et les attaques contre le secret bancaire ainsi que les échanges d’information entre les banques suisses et les États-Unis sont clairement une utilisation par ces derniers de leur puissance pour imposer leur volonté.

Mais limpérialisme américain est aussi extrêmement fort dans le domaine culturel – je l’avais évoqué dans ma brève : « Chroniques helvético-ricaines » – et doit être combattu au moyen d’une politique culturelle.

Au niveau diplomatique, la reprise des sanctions contre la Russie participe d’un alignement sur les volontés américaines et de prise de position dans le conflit – sans nier la nécessité de s’opposer à l’invasion d’un État souverain ; mais les oppositions devraient aussi se manifester pour les violations de souveraineté commises par les États-Unis dans l’ancien bloc de l’est ou au Moyen-Orient, en Afrique ou depuis longtemps en Amérique du Sud.

Déjà durant la Guerre froide, la Suisse avait convenu de ne pas être un trou stratégique en cas d’attaque du Pacte de Varsovie et devait tenir sa place dans le plan de l’OTAN – ce qui revient à choisir un camp plus que l’autre de manière assez claire. Les relations avec l’OTAN ne devraient pas se perdre puisque le Conseil fédéral a annoncé vouloir un rapprochement avec l’alliance – sans plus de détails pour le moment.

L’achat de nos prochains avions de combat F-35 – si on peut soutenir le besoin de renouveler notre flotte aérienne – pose de sérieuses questions de liens et plutôt de dépendance en termes de matériel militaire. Une politique d’indépendance matérielle vis-à-vis des États-Unis serait plutôt à privilégier. Pour rappel aussi, les autres pays cités dans les médias ces derniers mois parmi les commandes récentes étaient l’Allemagne, le Canada – membres de l’OTAN – et la Finlande – État neutre ayant annoncé vouloir rejoindre l’OTAN. On peut imaginer la mauvaise image pour un pays neutre d’être le quatrième de la liste.

 

VII – Pour le nationalisme westphalien

 

À l’opposé de l’impérialisme, la Suisse trouve son intérêt dans une logique nationaliste à l’international, pour garantir son indépendance et éviter que des États trop puissants abusent de leur pouvoir en intervenant dans ses affaires internes.

Un point mérite éclaircissement. Le terme de nationalisme est sujet à de nombreuses définitions dont plusieurs mettent en avant le sentiment de supériorité d’une nation sur les autres et ses politiques agressives envers les autres pays. Pour différencier mon interprétation du nationalisme de celles-ci, je privilégierai la notion de nationalisme westphalien – en référence aux Traités de Westphalie et aux principes qui en ont été tirés dans le domaine des relations internationales et plus particulièrement par les différents courants réalistes. Cette notion vise à préciser le refus d’une hiérarchie entre les nations et la défense d’une reconnaissance mutuelle d’égale légitimité entre elles, le tout dans une recherche de paix entre ces dernières.

Si la Suisse a intérêt à voir ses relations avec les autres États être placées sous le signe d’un nationalisme westphalien, voir celui-ci devenir la norme des relations internationales serait une garantie supplémentaire pour éviter le risque de subir un impérialisme. La Suisse pourrait alors promouvoir plus largement ce modèle au niveau international et dénoncer les entorses à ce principe. Cette défense consisterait en un tournant plus actif dans la pratique de la neutralité – mais pas au sens où la notion de neutralité active est le plus souvent employée. J’avais déjà évoqué cette possibilité dans mon article sur « Le retour de l’État-nation ». La Suisse pourrait sans doute y trouver une opportunité pour continuer de mener ses bons offices dans les négociations et relations diplomatiques entre pays pour éviter les conflits ou chercher des sorties de crise. Le tout en poursuivant sa tradition humanitaire mais en arrêtant de vouloir voir les droits humains être appliqués sur l’ensemble de la planète comme les Occidentaux le veulent.

Cette voie serait certainement profitable pour la Suisse et lui permettrait d’apporter le mieux de ce qu’elle pourrait aux autres États.

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