La notion de droits de l’homme n’est pas réellement l’objet de nombreux débats dans notre société actuelle. Pourtant, elle mériterait peut-être que l’on s’y intéresse davantage et que l’on interroge ce qu’elle représente. Dans cet article, j’essayerai de tracer à grands traits ma réflexion et ma vision sur ce sujet, en l’état actuel.
Tout d’abord, remarquons un problème de définition : quels sont les droits de l’homme ? Il existe en effet plusieurs déclarations de droits de l’homme : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – celle de 1789 et celle de 1793 –, la Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen de 1795, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, la Convention européenne des droits de l’homme, la Charte arabe des droits de l’homme,… et d’autres ! Ces déclarations connaissent des différences de contenu. Mais alors, comment choisir laquelle correspond réellement aux droits de l’homme ? Si ces droits sont propres à l’homme, qu’ils viennent pour ainsi dire naturellement avec son statut d’homme, comment justifier ces désaccords, et comment les trancher ?
Pour approfondir les désaccords, je vais m’attarder sur certains exemples. Pour le premier, je vais aussi parler d’une petite anecdote : je suis tombé, un jour, sur des militants politiques, défenseurs des droits de l’homme, mais qui critiquaient la propriété privée en reprenant la phrase de Proudhon : « La propriété, c’est le vol ! » Or, la propriété est inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 parmi les « droits naturels et imprescriptibles de l’homme » (art. 2). Le vol serait un droit de l’homme ? Ou alors faudrait-il changer la Déclaration ? Elle déclare pourtant que : « La propriété étant un droit inviolable et sacré […] » (art. 17).
Relevons aussi que les « droits naturels et imprescriptibles de l’homme » y sont listés ; il s’agit de « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression » (art. 2). Mais dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793 les « droits naturels et imprescriptibles » (art. 1) sont listés ainsi : « Ces droits sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. » (art. 2). La Déclaration des Droits et des Devoirs de l’Homme et du Citoyen de 1795 – vous noterez le changement d’intitulé – déclare également : « Les droits de l’homme en société sont la liberté, l’égalité, la sûreté, la propriété. » (art. 1). L’égalité y a remplacé la résistance à l’oppression. Alors, qu’elle déclaration dit juste ?
Cette dernière déclaration indique aussi que : « La liberté consiste à pouvoir faire ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui. » (art. 2). Sans entrer dans un débat sur la définition de la liberté, je pense pouvoir affirmer que tous les auteurs qui y ont réfléchi ne sont pas exactement arrivés à la même définition.
La déclaration de 1789 indique aussi que : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » (art. 3). La nation a ainsi sa place dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, pourtant ce concept est parfois critiqué et remis en cause – parfois des défenseurs des droits de l’homme –, alors, que faut-il en faire ? Tant de questions et de débats possibles sur quelques termes de quelques articles de trois déclarations, écrites en l’espace de six ans dans un seul pays, bien tardivement dans l’histoire de l’humanité. Cela semble compliquer la définition des « droits de l’homme ». D’où une interrogation sur la volonté de créer des cours de justice et de demander à des juges d’appliquer, avec exactitude, des concepts larges et dont la liste n’est pas évidente.
Une question plus fondamentale : d’où viennent ces droits ? Lorsque l’on naît, nous ne sommes pas conscients que nous avons des droits, nous n’aurions pas l’idée de les réclamer – nous en serions d’ailleurs totalement incapables. Nous ne pouvons pas les défendre, il faut que d’autres nous les enseigne et se chargent de les faire appliquer pour nous. Cela fait parti de ce que nous devons à la collectivité dans laquelle nous arrivons et de ce que nous recevons de ceux qui nous ont précédé – j’avais déjà évoqué plus largement l’importance de cet héritage dans un précédant article. Nos droits sont ainsi liés à la collectivité politique à laquelle nous appartenons. Ils proviennent de notre statut de citoyen de cette communauté, et non de notre simple statut d’humain. Si on ne faisait que déclarer des droits, sans une collectivité pour les prendre en charge, les respecter et les appliquer, il n’y aurait pas de grandes conséquences à cette déclaration.
Pour l’illustrer plus frontalement et avec moins de nuance, je reprendrais les mots de Pierre-Yves Rougeyron : « […] mais fondamentalement si vous avez des droits c’est parce que l’État le veut bien, et c’est lui qui vous les donne, et à travers lui c’est la communauté politique, liée à une histoire singulière, qui vous les donne. Dans l’état de jungle, ou dans l’état de nature, il n’y a pas de droits revendiqués. Ou il y a le droit de l’antilope de courir et le droit du lion de se repaître d’elle. Là, la logique des droits s’arrête très vite, pour le coup. Et dans une société sans État, les droits des faibles s’arrêtent très vite, également. » – je pense que nous pouvons, pour étendre cette idée à tous les corps politiques, nuancer le rôle de l’étape étatique pour ce qui nous occupe.
L’obtention des droits en tant que membre de la collectivité se produit en échange d’un certain nombre de devoirs à l’encontre de cette dernière, pour ce qu’elle nous apporte. Il est impossible de dire si les droits viennent compenser nos devoirs ou si nos devoirs contrebalancent nos droits, les deux se développent ensemble dans la relation, particulière à chaque collectivité, que leurs membres développent avec cette dernière. La condition de citoyen est certainement le meilleur moyen d’articuler les individus entre eux et au groupe, mélangeant droits et devoirs de chacun des deux envers l’autre, et permettant l’expression des particularités des personnes sans verser dans l’atomisme.
Pour revenir sur l’origine de ces droits, plus largement que les droits de l’homme, les règles de droit ne naissent pas spontanément, elles ne descendent pas du ciel par apparition divine, mais sont le résultat de l’activité humaine, au sein d’une communauté particulière. Le droit est issu de rapports de force politiques, qui précédent et définissent la manière dont le droit sera rédigé. Cela ne veut pas dire que le droit n’est pas important ou que sa fragilité en devient plus grande – les codes que s’impose une collectivité pour régir la vie en commun jouent un rôle important dans sa manière de fonctionner –, mais il s’agit de prendre conscience que le droit n’est pas figé mais qu’il dépend de la politique – même si, une fois établi, il détermine aussi le cadre de la politique.
À partir des réflexions décrites plus haut, une question pourrait survenir : est-ce à dire que, dans un pays, les non-citoyens ne doivent avoir aucun droit ? Non. Déjà, car en ayant reçu la possibilité de rentrer dans le pays, ils en sont devenus des hôtes, ce qui implique que le pays d’accueil les traite en tant que tel – s’il ne souhaitait pas les traiter ainsi, il n’avait qu’à ne pas les laisser entrer. Certains de ces hôtes sont également appelés, suivant les cas, à devenir dans le futur des citoyens à part entière. De plus, ces hôtes sont généralement membres d’une autre collectivité, et, en tant que tel, méritent du respect de la collectivité dans laquelle ils se sont installés. On pourrait dire que cela est dû à un simple calcul d’intérêts – nous traitons bien les citoyens des pays voisins pour que ceux-ci traitent bien nos propres citoyens – mais au-delà de cela, c’est presque un principe moral d’équilibre, d’égalité et de reconnaissance mutuelle entre deux collectivités, qui se reconnaissent sur un pied d’égalité en tant que collectivités – dans un esprit westphalien –, tout comme leurs membres respectifs.
Si nous nous intéressons à présent, de manière plus générale, à la logique des droits de l’homme, nous pouvons soulever que la simple revendication de ses droits n’aide pas à organiser la vie en commun dans la société – que faire une fois que chacun a obtenu satisfaction des droits qu’il considérait comme lui revenant, si cela est atteint un jour ? Les droits de l’homme ne conduisent les individus qu’à demander des droits, mais ne permettent pas aux hommes d’orienter leur action – en ce qui concerne l’absence d’aide pour orienter l’action humaine à partir de simples droits (contrairement à une loi), je recommande le livre de Pierre Manent La loi naturelle et les droits de l’homme, source d’inspiration plus large pour cet article.
À relever également que la logique des droits de l’homme relève plus globalement du libéralisme, chose qu’il est bon de garder en tête lorsque l’on veut la défendre – concernant les droits de l’homme comme vision libérale du droit, allant de paire avec les notions philosophiques qui sous-tendent le libéralisme culturel, politique et économique, je renverrai à l’œuvre de Jean-Claude Michéa (la scolie F de Notre ennemi, le capital, est une bonne entrée en matière pour ce sujet qu’il aborde à plusieurs reprises par petites touches). Michéa souligne également le fait que la garantie des droits pour les individus, et la liberté, peuvent se faire par d’autres moyens et d’autres logiques philosophiques. Une raison de plus de pouvoir se passer du libéralisme, mais nous pourrons y revenir une autre fois.
Régis Debray, quant à lui, évoque aussi les droits de l’homme dans sa réflexion sur la démocratie et la république : « Un républicain se gardera de dissocier l’homme du citoyen parce que c’est l’appartenance à la cité qui donne à un homme ses droits politiques. Dès le moment où l’individu n’est plus traité comme citoyen mais comme un simple particulier, l’esclavage pointe à l’horizon – et dans l’immédiat, l’arbitraire, qui est l’absence de lois. La liberté en république n’advient à l’individu que par la force des lois, c’est-à-dire par l’État. Il n’est pas étonnant que les démocrates ne parlent que des « droits de l’homme« quand un républicain ajoute toujours : « et du citoyen« . Ajout qui n’est pas à ses yeux complément mais condition. Comme la laïcité est la condition de la tolérance et non son opposé. » Le passage de la république à la démocratie ne se détache pas du processus d’américanisation que Debray a magnifiquement analysé dans Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, dans lequel son essai de chronologie mentionne : « 1948, promulgation de la Déclaration universelle des droits de l’homme, « l’horizon moral de notre temps« . Votée par l’Assemblée générale des Nations unies à Paris, au palais de Chaillot, mais rédigée à Lake Success en 1947, sous l’égide de la grande Eleanore Roosevelt, veuve du président, elle représente à double titre, par son caractère d’universalité, une considérable avancée sur la Déclaration de 1789. C’est l’individu en tant que tel, qu’il soit apatride, réfugié, migrant ou demandeur d’asile, qui devient sujet de droits imprescriptibles et les principes énoncés, quoique dépourvus de caractère obligatoire, s’imposent à tous les pays. René Cassin obtient que la première phrase du texte, reprenne le premier article de la Déclaration française, en substituant à « homme« les « êtres humains« , qui « naissent libres et égaux en dignité et en droits« . Le « et du citoyen« a disparu. Dans l’esprit des Lumières, il référait les droits civils à l’existence d’une citoyenneté, se donnant à elle-même ses propres lois, tandis qu’aux États-Unis l’homme tient ses droits de Dieu, son Créateur (y compris celui de porter des armes au collège, en vertu du deuxième amendement). Si l’Être suprême est absent du préambule, le mot foi y figure à deux reprises. L’expression actuelle « les droits humains« traduit the human rights. »
Qu’en est-il maintenant du droit international ? Si le droit est bien le fruit de rapports politiques au sein d’une collectivité donnée, il ne peut pas y avoir réellement de droit extérieur ou supérieur à ces collectivités. En revanche, il peut bel et bien exister un droit inter-national – entre les nations – qui regroupe les traités et autres textes conclus entre les différentes collectivités afin de régler leurs relations. L’engagement de ces dernières lui donne de l’existence et une importance. Mais il ne peut s’imposer au-delà de la volonté des États souverains.
Petit aparté pour relever que lorsqu’on se penche sur des institutions supranationales, il est souvent utile de d’abord se demander : quel droit national prend le dessus sur les autres ? Ainsi, les institutions internationales issues de la Seconde guerre mondiale étaient bien souvent orientées par les États-Unis, les cours de justice internationales reprennent souvent l’importance du juge et de la jurisprudence du modèle anglo-saxon plutôt que français, la Banque centrale européenne reprend la logique et les règles de la Banque fédérale d’Allemagne, etc.
Ainsi, bien souvent, l’idée d’un droit international ou de droits humains valables sur l’ensemble de la planète dans toutes les collectivités existantes, conduit bien souvent à vouloir exporter ailleurs nos propres valeurs. Comme je l’avais entendu critiqué il y a un moment : « Nous serons intraitables avec nos valeurs, chez vous. » Et nous ne comptons plus les interventions, militaires ou non, de certaines puissances dans les affaires internes d’autres États, au mépris de leur souveraineté, légitimée au nom des droits de l’homme.
Tout cela permet de mieux comprendre les craintes et oppositions de nombreuses personnes au moment de la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme – Arnaud Imatz a fait un très bon résumé des ces déclarations et conceptions dans un petit article.
Ici se termine cette petite réflexion sur la notion de droits de l’homme, qui a tenté de creuser un peu celle-ci, ce qui est peu fait dans le débat public.