Source image: La Ratification du traité de Münster, Gerard ter Borch, 1648.

L’état-nation a mauvaise presse : reliquat d’un monde dépassé, il serait enfermé dans ses étroites frontières qui l’empêcheraient de s’ouvrir au monde, emprisonnant les peuples dans une confrontation guerrière. Pour ces raisons, certains souhaitent le dépasser, en abaissant les frontières, en développant un monde plus ouvert en créant des structures plus larges et au-dessus des états. D’autres s’opposent à cette vision et veulent maintenir la souveraineté nationale et éviter la création de structures supranationales. Les seconds sont souvent présentés c0mme un dangereux retour au nationalisme. Et si ces mouvements de défense des particularismes nationaux n’étaient qu’une réponse, parfois excessive, aux désavantages de l’alternative proposée ? Et si cette dernière devait aussi nous inspirer des craintes ? Et si, enfin, ce vieux modèle n’était pas à mettre à la poubelle ?

Pour commencer, il convient de revenir sur la condition de l’homme et son rapport à la collectivité. L’être humain n’est pas un individu isolé qui contracte des relations avec ses semblables par affirmation de sa volonté et de ses intérêts. En réalité, nous naissons tous dans une collectivité qui nous précède, qui généralement nous survivra et qui nous transmet un grand nombre de manières d’être, de penser et d’agir, de connaissances ainsi que des liens avec ses autres membres. Bref, un héritage très important pour notre condition humaine, qui nous enracine dans une collectivité particulière. L’homme aurait d’ailleurs bien du mal à grandir en dehors de toute communauté – sans langue, culture,…

À partir de ce constat, deux grandes voies s’ouvrent pour organiser les relations entre les collectivités humaines.

D’une part, un système de corps politiques différents dans un ordre westphalien, où les états-nations ne reconnaissent pas d’autorité au-dessus d’eux, ni le droit d’intervenir dans les affaires internes des autres, ni l’hégémonie d’un état sur les autres.

D’autre part, l’objectif de la réunion, plus ou moins étroite, de l’ensemble des hommes dans une même structure politique, dépassant les limites des états et des nations, sous la forme de la domination directe d’un empire ou dans la création d’une entité particulière qui dominerait les états, qui auraient en commun un certain nombre de valeurs. Mais ceci peut, comme le rappelle Yoram Hazony, se regrouper sous le nom d’impérialisme.

Un argument pour une structure supranationale est l’union des efforts et l’accélération des réformes, plutôt que chaque pays fasse ce qu’il veut dans son coin. Certes, mais si le choix est mauvais, l’avantage devient un inconvénient. De plus, il est aussi possible qu’un état empêche les autres d’avancer. D’autre part, un régime autoritaire décidera et agira plus vite qu’une démocratie. La rapidité d’action n’est pourtant pas un argument suffisant pour plébisciter le régime autoritaire.

La faisabilité d’un telle union rencontre aussi une difficulté du fait que ses membres ne se sentiraient pas dans une collectivité politique logique avant l’achèvement de l’état mondial, puisqu’il n’y aurait pas de raison de ne pas couvrir l’ensemble du globe – avec l’Iran, Israël, les États-Unis, la Chine et la Corée du Nord.

Plus profondément, si le monde peut être régi par les mêmes valeurs, comment définir ces dernières ? Il est difficile d’en créer, sortant de nulle part, qui conviendraient à l’ensemble de la planète. Aussi, généralement, ce sont les valeurs ou manières de faire d’un état particulier qui sont projetées – pour ne pas dire imposées – à l’ensemble des autres états.

Les états persuadés de détenir des valeurs valant pour l’ensemble de l’humanité risquent facilement de développer un sentiment de supériorité qui les fait placer leurs valeurs au-dessus de celles des autres pays, amenant à les mépriser voire à vouloir les leur imposer. Comme pour le devoir d’apporter la « civilisation » aux races inférieures du temps de la colonisation. Ou de ne pas supporter qu’un état ne respecte pas les règles de la démocratie, de l’état de droit, des droits de l’homme et des droits des femmes et des minorités. La propagation de ces derniers éléments ont pu, notamment au Moyen-Orient, se traduire par des interventions militaires pour démocratiser des états par la force, avec l’absence de succès que l’on connaît – des intérêts existaient, mais des courants en relations internationales considèrent comme une bonne chose de voir le modèle politique et économique des démocraties libérales se répandre partout sur le globe. Ceci nous menant au principe d’ingérence qui justifie des interventions – militaires mais également des pressions ou soutiens à des mouvements internes – dans d’autres états « voyous », qui ne respectent pas l’ordre impérial. Ainsi, la volonté d’unir le monde sous les mêmes valeurs peut conduire à des guerres pour les imposer, ainsi qu’une certaine haine pour ce qui s’oppose à leur propagation, aussi bien intentionnés que soient ses défenseurs.

La réalisation d’un tel empire est de plus extrêmement compliquée – la seule réalisation fut sans doute atteinte par les États-Unis dans les années 1990.

De plus, la mondialisation actuelle, par ses excès, son uniformisation, son technicisme, son économisme et ses frictions entre groupes collés de trop près, crée le risque d’un retour de bâton brutal vers un ordre d’états souverains qui, s’il se réalise en réaction à un extrême, risque de tomber dans l’extrême inverse. Mieux vaut accompagner volontairement le mouvement, corriger ses excès et ne pas attendre que tout nous échappe. C’est ainsi le bon moment de nous détourner de ce chemin dangereux qu’est l’impérialisme et la mondialisation – tous ces éléments étant liés, comme le rappelle Régis Debray.

Il reste alors le second chemin. Bien sûr, un monde composé d’états-nations souverains et séparés possède des adversaires qui s’y opposeront. D’abord, ceux qui pensent honnêtement lutter pour la paix et l’entente entre les peuples en souhaitant dépasser les nations qui sont trop petites pour répondre aux enjeux qui viennent. Si leurs aspirations – la paix, le respect de l’autre ou la lutte pour la préservation de notre environnement planétaire – ne peuvent qu’attirer la sympathie, il convient de s’interroger sur les moyens proposés et leurs implications.

Citons également, parmi les adversaires d’un monde d’états-nations, les membres de l’élite financière et économique du monde, pour qui les pays ne sont que des étapes pour leurs jets privés, qui ne diffèrent qu’entre celles où les employés sont moins chers et celles où il faut déposer son argent. Au-delà de la classe, le système économique globalisé entravera toujours la mise en place d’un système d’états-nations indépendants.

Citons, enfin, les rêves de certains groupes d’envisager des ensembles gigantesques, sur base religieuse, raciale, idéologique ou civilisationnelle. Malheureusement, ils ne voient bien souvent pas les différences qui se sont créées dans ces blocs et qui ne peuvent être effacées entre les états qui les composent et qui ressurgissent bien souvent tôt ou tard – ainsi des états d’Europe, du monde musulman ou des régimes communistes.

Cela constitue donc un certain nombre d’adversaires dont il nous faudra savoir dépasser le jugement pour nous engager sur le chemin d’un monde d’états-nations. Mais même si nous décidons de suivre cette route, tous les dangers ne seront pas écartés. Car cette voie n’est pas dénuée de risques et de difficultés.

D’abord, il est vrai qu’un monde d’états souverains ne possède pas de garanties contre les haines et les guerres entre pays. Mais cela n’est pas une fatalité, à condition d’enseigner le respect de la possibilité pour chaque corps politique d’agir comme bon lui semble chez lui, d’apprendre à connaître les différences nationales et d’encourager des relations et coopérations entre états. Ce dernier point pourra être facilité par le fait de traiter les états comme des égaux, dans le respect de leur liberté, sans vouloir leur imposer notre vision du haut de notre supériorité.

Ensuite, il est difficile moralement de ne pas intervenir dans les affaires internes d’un état lorsque celui-ci commet les pires crimes à l’intérieur de ses frontières ou est soumis à des troubles et menaces importants. Notons tout d’abord que l’aide ou le soutien d’un état à un autre ne deviendrait pas impossible. Mais, surtout, des problèmes se posent lorsque l’on commence à envisager des interventions. Au premier rang desquelles celle de la légitimité d’un pays ou d’une organisation à mener ces dernières. Au nom de quoi, de qui, de quelles valeurs supérieures, une nation, un groupe de nations, une organisation créée par des nations, aurait le droit d’intervenir ?

Et si des interventions sont décidées, seront-elles réellement toujours applicables ? On peut bombarder les armes de destructions massives de l’Irak – cet exemple rappelant aussi la difficulté de définir de manière certaine quel état doit être sanctionné –, on peut faire tomber le dirigeant de la Libye, mais peut-on décider de telles actions contre la Chine ? Ou n’importe quelle puissance nucléaire. Si ces puissances sont épargnées, les interventions sont hypocrites, car dirigées vers des états plus faibles, et non plus coupables. Si ces puissances ne sont pas épargnées, l’atomisation de la planète réglera la question des relations entre états.

Et quelle est la liste des états à punir ? Israël doit-il subir des frappes ? Que faire si les États-Unis s’y opposent ? La répression des Gilets jaunes est-elle assez grave pour justifier une intervention dans le pays ? Si oui, la France est-elle encore légitime pour intervenir dans d’autres états ?

Bref, sans nier que cette solution n’est pas sans défauts, elle permet d’éviter un certain nombre de problèmes et peut se révéler satisfaisante sur d’autres points.

Par exemple, pour la résolution des problèmes globaux. D’abord, si seul le niveau global peut agir contre des défis mondiaux, nous sommes condamnés à ne rien pouvoir faire avant d’avoir créé une structure globale et avoir mis d’accord l’ensemble des états. Cela ne semble pas souhaitable pour réagir à une situation urgente. Au contraire, il convient mieux d’agir en priorité au niveau d’action qui correspond à un corps politique uni, qui est déjà un lieu de décision – soit les états-nationaux. Quant aux problèmes dépassant les frontières de plusieurs états, ils auront toujours la possibilité et l’intérêt de coopérer pour y faire face. De plus, l’être humain étant, comme René Girard nous l’a enseigné, un être chez qui le mimétisme joue un rôle particulièrement important, il est probable qu’un pays qui mettrait en œuvre avec succès, par exemple, une politique de dé-carbonisation de son économie serait copié par d’autres. Mais avec la liberté d’adapter les solutions au contexte particulier de chaque nation – liberté qui manque dans un autre cadre que celui des états souverains. Beaucoup de gens seront aussi plus motivés à agir pour contrer des effets proches, qui touche leur collectivité, que pour des menaces éloignées.

Un monde d’états-nations souverains permettrait aussi de transformer le système économique – il l’imposerait même – pour quitter le capitalisme mondialisé pour profiter des bénéfices d’une autosuffisance nationale.

Un monde d’états-nations impose le sens des limites, ainsi que la conscience de ne pas être partout chez soi et de devoir respecter la liberté des peuples à vivre selon leurs manières d’être et d’agir.

Un monde d’états nationaux impose en effet d’accepter réellement la confrontation à l’Autre et la différence – car il n’y a pas d’Autre si tout le monde obéit aux mêmes valeurs –, même lorsque cette différence nous choque.

Un monde d’états-nations permet également de développer un principe d’égalité entre les états, dans leurs droits et le respect à leur témoigner, quels que soient leur poids et leur taille, en opposition au droit du plus fort, toujours prêt à ressurgir au profit d’un état ou d’une organisation supranationale dans une logique impérialiste.

Un monde d’états-nations permet de garantir la liberté des collectivités politiques, dans leur pleine souveraineté, et ainsi aussi la liberté des individus les composant, l’homme étant forcément toujours inclus dans une collectivité et la liberté individuelle ne pouvant se déployer sans la liberté du groupe. Un citoyen d’un état-nation n’est pas forcément libre, mais il ne le sera en aucun cas dans un état impérial.

Un monde d’états-nations permet aussi le développement de la démocratie, car un état qui ne serait pas souverain, dont les décisions du peuple pourraient être contrées par une instance supérieure, n’aurait de démocratie que le nom. Certes, un état souverain n’est pas obligatoirement démocratique, mais la souveraineté demeure une condition de la démocratie.

Un monde d’états-nations permet d’articuler l’universel et le particulier, entre les principes communs à toutes les sociétés humaines mais dont les manifestations connaissent des adaptations et traductions variées suivant les cultures. Ainsi de l’art ou du soin des morts qui, bien que présents dans toutes les sociétés et depuis longtemps, prennent des manifestations différentes. Ceci se retrouve aussi dans le principe du bouc-émissaire de René Girard ou de la loi naturelle décrite par Pierre Manent.

Enfin, un monde d’états-nations risque d’advenir, que nous le voulions ou non. Les nations font de la résistance face à leur dépassement. Et, comme l’économiste Jacques Sapir, auteur de La démondialisation, l’explique, les signes de l’enclenchement d’un processus de démondialisation sont déjà perceptibles. Il vaut mieux ainsi accompagner ce processus en l’encadrant, que de résister pour finir dépassés.

Ne doutons pas que dans un tel monde, un petit état neutre, connu pour ses bons offices entre pays connaissant des tensions, aura son rôle à jouer pour tâcher d’améliorer les relations entre les nations du monde. Il conviendra d’abandonner, en revanche, notre volonté de voir l’ensemble des états de la planète respecter les droits et valeurs que nous choisissons comme importants.

On pourra nous accuser de nous tourner vers le passé au lieu d’embrasser l’avenir. Mais l’avenir semble au contraire se dessiner vers les états-nations. Et le monde s’enferme depuis longtemps dans la croyance à un au-delà des nations, qui dresse des chimères d’organisation mondiale. Arrêter de croire à ces mirages, là est la véritable rupture. Quitte à retrouver, sous une forme éventuellement actualisée, un ordre plus ancien. Comme le disait Verdi : « Revenez à l’Antique, ce sera un progrès ».

Ce chemin dans un nationalisme westphalien, comme je le nommerais, est la voie qui peut mener à un monde d’états-nations souverains, libres et égaux, capables de développer des coopérations respectant leurs différents intérêts et identités. Certes, cela n’aboutira pas à un monde parfait, qui ne connaîtra aucune difficulté, mais cela demeure un projet qui mérite d’être poursuivi.
 

 

 

Références :

 

Régis Debray, Éloge des frontières, un classique à ne pas manquer.

Régis Debray, Un mythe contemporain : le dialogue des civilisations, court mais bon.

Régis Debray, « NATION (ABC Penser) ». URL : https://www.youtube.com/watch?v=bIhGxHNh61U Pour une petite présentation.

Régis Debray dans son débat avec Jean Ziegler , Il s’agit de ne pas se rendre, pour terminer les références sur cet auteur.

 

Pierre Manent, La raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe, de très bonne qualité.

 

Yoram Hazony, Les vertus du nationalisme, discutable sur certains points, mais de bonne valeur sur d’autres.

 

Jacques Sapir, La démondialisation, pour les questions économiques.

 

Pour les concepts que j’ai simplement évoqué :

René Girard, Le bouc-émissaire.

Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme.

Quentin Skinner, La liberté avant le libéralisme, pour une présentation historique des débats sur la liberté individuelle et les états libres.

 

Vidéos de présentations de livres que je n’ai pas encore eu l’occasion de lire, mais qui semblent prometteurs :

Présentation de Souveraineté, démocratie, laïcité de Jacques Sapir : Cercle Henri Lagrange, « Le souverainisme : genèse et perspectives (entretien avec Jacques Sapir) », URL : https://www.youtube.com/watch?v=ngYhTEeg-XI

Présentation de Nécessaire souveraineté de Coralie Delaume : Tatiana Ventôse, « Ce qui manque à la France », URL : https://www.youtube.com/watch?v=yHLS7EpSRp0

 

Mes autres articles qui rejoignent certains thèmes abordés ici, en plus de ceux mis en lien dans le texte :

« La souveraineté, jusqu’à quel prix ? » URL : https://pluripol.ch/breve-la-souverainete-jusqua-quel-prix/

« L’Union européenne et la démocratie ». URL : https://pluripol.ch/article-lunion-europeenne-et-la-democratie/

« Souveraineté et identité ». URL : https://pluripol.ch/article-souverainete-et-identite/