Source image : https://www.openpetition.eu/petition/online/we-call-on-the-eu-commission-to-take-the-necessary-steps-to-strengthen-the-position-of-the-regions
Si les premières mentions des « États-Unis d’Europe » remontent au XVIIIe siècle et l’Abbé de Saint-Pierre qui appelle à un « grand projet de l’union des princes chrétiens pour rendre la paix perpétuelle en Europe »[1], c’est Victor Hugo qui popularisa l’idée lors du Congrès international de la paix de Paris en 1849, restant cependant vague sur la forme et les institutions de celle-ci : il se contente de grandes phrases et défend cette internationalisation des régions européennes comme une suite logique de l’intégration, par exemple, des régions françaises dans la France centralisatrice, mais plus largement des États-nations grandissants et se renforçant aux dépends de la localité et de la région.
À gauche et à l’extrême gauche, la question a toujours divisé : si Léon Trotski militait ouvertement pour des États-Unis d’Europe il y a un siècle, Lénine y était farouchement épousé. Cette division au sein même de la gauche s’illustre, en France par exemple, lors du référendum de 2005 sur la Constitution de l’Union européenne : si le PS milite officiellement pour le « oui », plusieurs de ses ténors – Laurent Fabius, Jean-Luc Mélenchon et Henri Emmanuelli – affichent ouvertement leur position en faveur du « non ». Difficile de dire que l’aile gauche du PS était résolument contre et l’aile droite résolument pour : on ne peut pas vraiment qualifier Fabius comme appartenant à l’aile gauche du PS – Emmanuelli non plus, au demeurant ! On remarque en revanche une division forte entre la gauche résolument anticapitaliste et écologiste, qui avait déjà été entamée lors du vote de 1992 sur le Traité de Maastricht : alors que le PCF et les Verts de Dominique Voynet s’étaient prononcés en défaveur, la quasi-totalité du PS – rangé derrière le président Mitterrand – avait remporté la bataille du pour… avec la droite chiraquo-giscardienne. Quelque peu ironique.
Si l’on exclue les souverainistes et nationalistes qui refusent d’emblée l’idée d’une entité supranationale pouvant prendre des décisions à la place des États, l’idée d’une Union Européenne à laquelle les États délèguent une partie de leur souveraineté est défendue par un espace allant de la gauche de gouvernement à la droite libérale classique. Chose qu’on retrouve dans presque tous les pays d’Europe : en Suisse par exemple, le traumatisme est encore marqué chez les personnalités des années 1990 avec le refus, le 6 décembre 1992 par 50.3% et 16 cantons et demi-cantons, de l’adhésion à l’Espace Economique Européen. Un revers pour le gouvernement, seule l’UDC ayant à cette époque milité en défaveur de l’intégration dans l’EEE. Aujourd’hui encore, seul le PS Suisse se prononce ouvertement en faveur d’une adhésion à l’Union Européenne, alors que Le Centre et le PLR ont évolué sur la question et se prononcent en défaveur d’une adhésion, préférant les accords bilatéraux.
Ça, c’était jusqu’en 2022. Quand en février de cette année-là, la Russie de Poutine envahit l’Ukraine, plusieurs questions reviennent sur le devant de la table : une défense européenne efficace, une solidarité interétatique et la dépendance à l’OTAN pour la protection de son territoire. En Suisse, la droite et l’extrême droite se sentent pousser des ailes et accordent deux milliards de francs en plus à l’armée. Pourquoi faire ? Bonne question. On cherche encore la réponse. L’armée est contente, Ueli Maurer et la gauche un peu moins[2]. Bref, cette guerre renforce aussi l’idée européenne : si aucun sondage n’est paru quand à une intégration européenne de la Suisse depuis le début de la guerre, le « oui » massif au développement de l’acquis Schengen a de quoi marquer les esprits. Une guerre sur le sol européen a fait réfléchir une partie de la population qui se rend compte maintenant qu’une petite Suisse toute seule dans son coin avec son armée tellement surentraînée qu’elle en deviendrait vite inefficace n’est pas viable à long terme.
L’idée d’une « Europe de la défense » est donc relancée, mais celle-ci implique quelques précisions sur le but politique : en théorie, finies les armées nationales – comme cela avait été le cas en Suisse lors du passage d’un système confédéral à un système fédéral[3] en 1847-1848 –, voici une armée européenne. Si l’on suit cette idée, ce serait la fin des restes de l’Empire colonial français avec le retrait des troupes établies au Moyen Orient et au Mali. On voit ainsi vite d’où vient le problème : le concept d’État-nation et de nation est tellement intégrée dans la conscience collective qu’on ne peut réfléchir à aller au-delà. À penser à une organisation humaine plus développée, mais qui resterait démocratique. Car c’est bien là tout le problème de l’UE et de ce genre d’organisations supranationales : le but est d’avancer ensemble pour développer un espace commun marqué par la paix, le développement de l’économie et l’avènement d’une société égalitaire où chacune et chacun serait libre de vivre comme il le souhaite. Mais comment mettre en place ce genre d’idéaux, alors que la mode politique et au repli sur soi et à la chasse des minorités ? On parle de zones où les personnes LGBT+ sont interdites d’existence en Pologne et en Hongrie et où les droits civiques reculent. Pas tellement dans l’esprit du truc, donc.
En réalité, deux choses sont l’ennemi d’une Union européenne telle que décrite au précédent paragraphe : le capitalisme d’une parte, l’État-nation de l’autre. Qui sont en réalité les deux faces d’une même pièce, le capitalisme profitant de la division du prolétariat entre les États et au sein même de ceux-ci. Alors une solution peut s’imposer, au-delà de la révolution prolétarienne que nous appelons de nos veux : l’idée d’une Europe des régions. D’abord, partons du principe qu’une démocratie, si elle veut être la plus efficace possible, doit passer par la plus zone possible. Une démocratie directe comme l’Union européenne est ingouvernable et, on le voit, même en Suisse l’État unitaire ne s’est jamais implanté – quoique l’État fédéral s’arroge de plus en plus de compétences, mais c’est un autre sujet – alors que le pays n’atteint pas dix millions d’habitants. Et où les régions – les Cantons – ont des compétences régaliennes propres. Alors comment l’imaginer pour 700 millions de personnes avec des cultures aussi diverses et des histoires politiques aussi différentes ? Sans doute décentraliser autant que possible et passer le reste de la souveraineté des États à une Union européenne démocratique, écologiste et solidaire serait une solution au moins à moyen terme. Soyons-en conscients : un Empire européen dont ont rêvé les monarques du XVe au XVIIIe siècles ne verra pas le jour de notre vivant, et il n’est même pas sûr que ce soit souhaitable. Mais dans un idéal de paix et de démocratie sur le Vieux Continent, on peut faire quelque chose de mieux.
Un point pour terminer : si on voyait l’Union européenne mourir à petit feu après le départ du Royaume-Uni, la situation économique de celui-ci et les mandats chaotiques de Theresa May et Boris Johnson, ainsi que les aides liées à la pandémie et la solidarité durant celle-ci apportées par l’UE, ont permis à l’organisation supranationale de retrouver du poile de la bête. S’il est peu probable que de nouveaux États rejoignent l’UE dans les années, voire décennies à venir, il n’est pas improbable qu’une modification des structures de celle-ci puisse créer un nouveau mouvement pacifiste et proeuropéen qui ne soit pas le joug de quelques bourgeois bien éduqués, mais également un mouvement populaire qui incite le prolétariat à passer par-delà l’État-nation : après tout, le Manifeste du Parti communiste se termine bien par « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »…
[1] SAINT-PIERRE, Charles-Irénée (Abbé), Mémoires pour rendre la paix perpétuelle en Europe, 1713.
[2] GROSJEAN, Arthur, « Ueli Maurer lâche quatre bombes politiques » in 24heures.ch, 25 mai 2022, https://www.24heures.ch/ueli-maurer-lache-quatre-bombes-politiques-430803385909.
[3] Et, pour avoir étudié le sujet, ça a gueulé. De fait, la Diète a préféré laisser les Cantons pouvoir lever une armée en cas d’invasion par une puissance étrangère. Il est à parier que si le cas se présentait d’une armée unique européenne, on assisterait à des débats similaires et des textes de loi – évidemment imbuvables – pratiquement dans la même veine.