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Le 15 mai prochain, le peuple suisse se prononcera sur la reprise de l’acquis Schengen concernant Frontex – je vous fais grâce du nom précis, dont le droit européen a le secret pour les alourdir. Différents arguments sont souvent évoqués dans la campagne : celui des coûts sur lequel j’aurais bien du mal à produire un avis parfaitement éclairé, n’ayant jamais mis le nez dans les comptes de Frontex ; et la question des violences commises par des agents de Frontex. C’est ce dernier point qui suscite un référendum. Je ne doute pas que de tels actes aient potentiellement pu avoir lieu, mais n’ayant, là aussi, pas creusé le sujet, je serais incapable de présenter un avis plus appuyé. Toutefois, j’aimerais revenir sur quelques points peu abordés et qui dépassent la question des activités précises de Frontex – mais qui peuvent tout de même éclairer notre choix devant l’urne.

D’abord, il faut souligner ce fait étrange de parler de nos frontières externes et de nos gardes-frontières pour la Méditerranée, l’Atlantique, les Balkans ou l’Europe de l’Est. Quand je pense aux endroits où la Suisse devrait envoyer des gardes-frontières, j’imagine plutôt les Alpes, le Léman, le Rhin ou le Jura. Pourquoi nous occuper de frontières éloignées et déléguer à une autre institution leur gestion ? Quitte à dépenser de l’argent pour des gardes-frontières, autant financer les nôtres et effectuer nous-même ces missions – ce qui permettrait d’ailleurs de contrôler plus simplement leurs agissements, par la proximité, et de décider comment ils doivent les mener.

Concernant le système Dublin, le fait que les demandes d’asiles doivent être effectuées dans le premier pays d’arrivée est certainement très pratique pour de nombreux états, mais fait également peser un poids important sur d’autres – en effet, les arrivées de migrants par l’Italie ou la Grèce sont tout de même plus fréquentes actuellement que par les Pays-Bas ou la Suède. Il y a ainsi un défaut d’égalité de traitement entre les pays, qui peut risquer de mener à des tensions. J’ajouterais que l’amitié ou plutôt les bonnes relations entre états ne sont pas forcément obtenues lorsque certains se défaussent de certaines tâches sur d’autres.

Une question plus large sur les frontières Schengen/Dublin est celle de la gestion de ces frontières externes dont on parle régulièrement. Car on explique bien qu’elles doivent être contrôlées, mais on précise rarement comment, quelle politique mener ? Parce que la Hongrie, fortement critiquée pour ses blocages de migrants à sa frontière, ne fait finalement que contrôler les frontières externes de l’espace Schengen. Visiblement, ce n’est pas ce type de contrôle qui est souhaité par de nombreux acteurs, mais alors quel est-il ? Il est possible de choisir de nombreuses variations dans la politique migratoire, chacune peut se défendre, mais il est particulièrement difficile de définir quelle est la politique qui doit être suivie dans l’espace Schengen/Dublin, car les états qui le compose n’ont pas réellement les mêmes volontés et intérêts. Pour illustrer le propos, gardons la réaction de la Hongrie face aux arrivées de migrants de 2015. Quel que soit le point de vue que l’on porte sur sa gestion, il est évident que ses décisions ne s’inscrivaient pas dans la même volonté que celles de l’Allemagne – qui a, au contraire, choisi d’accueillir de nombreuses personnes. Alors la question demeure, quelle politique doit être suivie, et qui doit la décider (et comment la décision doit être prise) ? Nous rejoignons ici le problème de toute structure supra-nationale qui regroupe des états aux intérêts et volontés différents et variés, voire opposés.

Concernant Schengen, il n’est pas inutile de revenir au préambule de l’Accord de Schengen : « CONSCIENTS que l’union sans cesse plus étroite des peuples des États membres des Communautés européennes doit trouver son expression dans le libre franchissement des frontières intérieures par tous les ressortissants des États membres et dans la libre circulation des marchandises et des services, SOUCIEUX d’affermir la solidarité entre leurs peuples en levant les obstacles à la libre circulation aux frontières communes entre les États de l’Union économique Benelux, la République fédérale d’Allemagne et la République française, CONSIDÉRANT les progrès déjà réalisés au sein des Communautés européennes en vue d’assurer la libre circulation des personnes, des marchandises et des services, ANIMÉS de la volonté de parvenir à la suppression des contrôles aux frontières communes dans la circulation des ressortissants des États membres des Communautés européennes et d’y faciliter la circulation des marchandises et des services ». Le lien avec la circulation des marchandises était aussi rappelé dans le préambule de la Convention de Schengen : « Ayant décidé d’accomplir la volonté exprimée dans cet accord de parvenir à la suppression des contrôles aux frontières communes dans la circulation des personnes et d’y faciliter le transport et la circulation des marchandises ». Que nous disent ces quelques mots ? Que Schengen s’inscrit dans le projet européen et qu’il existe un lien entre la volonté de libre-circulation des personnes et celle des marchandises ou des services. Ce sont deux éléments qu’il vaudrait mieux garder en tête pour toute réflexion sur le sujet. Cela implique qu’il convient d’adhérer aux idéaux de la construction européenne et de son libre-marché économique si l’on veut soutenir Frontex et Schengen de manière cohérente idéologiquement parlant.

Ensuite, une question se pose concernant les limites de l’espace Schengen : pourquoi ces pays et pas d’autres ? Je veux dire, pourquoi la Croatie ou la Slovaquie mais pas la Serbie ou la Moldavie ? Pourquoi réunir les pays d’Europe mais refuser d’avoir les mêmes relations avec le reste du monde ? Qu’est-ce qui justifie la distinction entre l’intérieur et l’extérieur de l’espace Schengen ? Une question d’identité et de but que l’espace n’a pas réellement tranché.

De plus, si on peut comprendre l’intérêt d’avoir des frontières faciles à franchir pour ce qui est des frontaliers, il est un peu exagéré de défendre un espace de libre-circulation du Portugal aux états baltes et de la Norvège à la Grèce pour pouvoir avoir cela avec la France ou l’Allemagne. Des traités avec nos cinq voisins sembleraient suffire.

Pour continuer sur les questions économiques qui résulteraient d’une sortie de Schengen, deux remarques. Premièrement, le tourisme ne semble pas inexistant dans des pays plus stricts en terme de visas, comme les États-Unis. Secondement, comme je l’avais déjà évoqué, certains principes doivent primer sur quelques coûts financiers.

Rajoutons enfin qu’il devient habituel de rencontrer des campagnes sous forme de chantage à la fin de Schengen, Dublin ou des accords bilatéraux (campagnes sur les armes ou l’immigration). Les campagnes ne se font plus sur l’objet considéré mais sur le risque de perdre ces accords, ce qui n’est pas particulièrement bon signe pour le débat démocratique.

Au moment de conclure cet article, le sujet des frontières ayant été un point important du développement, je ne peux m’empêcher de vous renvoyer à l’Éloge des frontières de Régis Debray, qui permet de prendre un peu de hauteur sur la question et demeure un indispensable de la réflexion sur le sujet. Quelle que soit l’issue de la votation du 15 mai, il est certain que cette question méritera d’être posée, d’autant plus dans une mondialisation en crise qui nécessitera le développement d’un modèle alternatif – j’avais déjà ébauché des réflexions sur ce thème sous l’angle de l’état-nation et dans le domaine économique sous celui de l’autosuffisance nationale. Il reste bien des points à clarifier sur ces vastes questions. Mais la votation du 15 mai pourrait déjà être l’occasion de réfléchir à certains d’entre eux.

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