Première partie de l’entretien disponible ici.


Deuxième partie : Sous-national / Local


Vous avez commencé à aborder pour la France le cas des régions et des communes. On va maintenant plus se tourner vers le niveau de décisions plus régionales, plus locales : comment expliquer le renouveau des mouvements régionalistes depuis quelques temps, d’autant plus que celui-ci se produit dans des États plutôt centralisés alors que, durant cette dernière décennie, plusieurs États fédéraux ont eu tendance à se centraliser – en particulier en Suisse ?


En soit, la centralisation en Suisse est quand même « à la suisse », c’est très long ! Actuellement, les Cantons restent impliqués dans la prise de décisions, les communes perçoivent toujours leurs impôts propres et ont énormément de compétences. Mais c’est vrai qu’il y a ces deux tendances : depuis les années 1970 – et c’est le paradoxe je trouve –, les mêmes effets qui ont facilité l’intégration supranationale ont facilité la décentralisation parce que l’attachement à l’État-nation s’est affaibli – on était peut-être au maximum au moment de la Seconde Guerre mondiale, même s’il n’y avait pas le type de sondages qu’on a à présent, mais on sait que dans les moments de crise, on a cet effet de
rally on the flag, donc on s’identifie encore plus au niveau national parce que c’est lui qui possède le plus de pouvoirs. Il y a eu les crises liées aux chocs pétroliers, la hausse du chômage, l’effondrement de partis politiques classiques qui ont perdu cette force de garder des familles entières – de voter comme le père ou le cousin – ou des régions dans leur sillage comme avant, plus de mobilité – avec la voiture, le fait de travailler dans un endroit et habiter à un autre – qui affaiblit les liens avec les endroits d’origine ; donc tout ça introduit une certaine insécurité ou bien une certaine flexibilité en termes d’identification vis-à-vis de la commune, de la région ou de l’État-nation. Cela a ouvert une fenêtre d’opportunité pour les mouvements régionalistes qui, depuis toujours, ont revendiqué plus d’autonomie, donc il y a depuis toujours eu, par exemple, un mouvement nationaliste corse, mais qui restait plus folklorique parce qu’il fallait une armée, battre monnaie, un système sanitaire, etc., donc ça apparaissait assez impossible.


Mais à partir des années 1960, 1970, 1980, à travers l’intégration européenne, quand on a vu les États-nations déjà autonomes déléguer certaines compétences au niveau international parce qu’il était d’une part trop petit pour résoudre certaines questions comme le marché libre, la migration ou le réchauffement climatique aujourd’hui, et trop grand pour répondre à ses besoins de s’identifier à un niveau politique et trop éloigné depuis les régions sur la capitale, on a vu que c’était possible et on a produit plus de succès : une fois créer un parti nationaliste, gagner 5-10%, puis accroître son électorat et négocier avec le gouvernement national – si vous pensez au cas de l’Écosse, les nationalistes étaient pratiquement absents avant 1997 et l’autonomie, le parti de gauche s’étant paradoxalement dit que ça leur permettrait d’avoir des positions de pouvoir dans cette région, mais le calcul stratégique a complètement failli puisqu’il n’y a maintenant que le SNP (Parti National Écossais, centre-gauche) qui est presque monopoliste parce qu’ils ont combiné le besoin social de l’écossais et l’identité nationaliste : leur propre système universitaire, leur propre système sanitaire, propres ressources et l’aspect identitaire.

 

Pour revenir sur les origines du développement de la décentralisation ou des volontés de plus de local, est-ce que ça pourrait s’expliquer comme une réaction au développement des politiques supranationales ou internationales ?

 

En théorie c’est possible, mais je n’ai pas encore connaissance de données pouvant confirmer ces liens pour plusieurs raisons : d’abord, certaines personnes veulent plus de pouvoir local – en Écosse par exemple, il n’y a pas forcément une volonté d’indépendance, mais d’être État membre de l’UE, donc c’est assez paradoxal de vouloir être indépendant mais dans le même temps vouloir intégrer une des structures supranationales les plus développées – tandis que d’autres veulent plus de pouvoir national – les jeunes qui sont mobiles et multiculturels que ce soit eux-mêmes ou leurs amis, les personnes très formées, la monnaie unique, la fin des frontières. D’un côté, ça facilite les choses, mais de l’autre – comme la Flandre ou l’Italie du Nord –, le régionalisme est eurosceptique, c’est la droite de la droite, de personnes – Wilders, Salvini – en défaveur de l’intégration supranationale, au contraire : ils veulent un retour en arrière dans l’âge des États-nations, sauf que l’État-nation n’est pas l’Italie ou la Belgique, mais la Lombardie ou la Flandre. Il y a donc ces deux mouvements nationalistes qui vont dans des directions complètement opposées dans certains endroits et qui, dans d’autres, sont presque identiques, donc ça dépend vraiment du cas qu’on regarde et analyse.

 

Au niveau du localisme, il y a encore moins de données : est-ce qu’il y a une troisième vague de décentralisation au niveau local dans les régions sécessionnistes – Barcelone, Glasgow, Québec, Montréal, Anvers – ? Est-ce différent d’être une grande ville dans une région sécessionniste ? Même les régions sécessionnistes pensent en termes d’État-nation, sauf que pour elles, c’est la Catalogne ou la Flandre qui devraient l’être. Il n’y a donc aucune innovation là-bas, juste une reproduction des mêmes règles et frontières à un niveau plus bas. Faut-il dès lors se tourner vers le niveau local pour trouver plus d’innovations, cette idée de travailler en réseau, d’être flexible, souple et de travailler avec les non-citoyens qui habitent le territoire ou pas ? Est-ce encore une fois la même chose ? Cela, on ne le sait pas.

 

Vous avez évoqué à quelques reprises l’Union Européenne et son rapport avec les régionalismes ; peut-on considérer que l’UE qui a eu une politique de promotion, de mise en avant des régions, a pu favoriser certains régionalismes – pas seulement les partis eurosceptiques – et le small is beautiful, c’est-à-dire la mise en avant des régions ?

 

En théorie oui et j’avais moi-même pensé ça il y a quelques années et beaucoup de personnes ont fait des recherches là-dessus, ce qui fait qu’on a pas mal de résultats et d’analyses empiriques et ce qu’on voit, c’est que d’un côté l’Union Européenne par sa structure – le transfert de fonds aux États à condition qu’ils aient ses propres régions de développement économique ou historiques, avec comme exemple la Roumanie qui a dû créer des régions pour profiter des fonds européens, mais cela reste un moyen d’obtenir et dépenser des fonds – a créé des régions et de l’autre côté, certaines régions existaient avant, étaient assez puissantes et possédaient déjà un système législatif – les Länder allemands, par exemple – de même qu’un agenda et étaient des régions généralement plutôt développées.

 

D’un côté, ça a renforcé leur agenda de combat de l’État-nation mais au niveau pratique, ils ont déjà eu beaucoup et ont réussi à garder ce qu’ils ont, sans avoir besoin de ces fonds pour autant, même si ça reste d’un point de vue politique un symbole très fort de dire que les régions sont un endroit spécial dans l’Union Européenne. Après, ce n’est pas l’espace d’une région que les sécessionnistes veulent, c’est l’espace de l’État-nation donc là encore il y a une certaine ambivalence : d’un côté, on profite de cette mentalité régionale, mais en même temps on veut aller plus loin et devenir un État-nation.

 

Pas spécifiquement par rapport au pouvoir en tant que tel mais plutôt en lien avec la démocratie, ces politiques de décentralisation dont vous parliez, notamment avec la création de ces régions, quels ont été les apports ou limites pour la démocratie ?

 

Oui ça c’est une très bonne question parce que évidemment les deux développements, décentralisation, intégration supranationale et démocratisation, ils se passent en parallèle, des fois il y a certains conflits, comme par exemple au niveau supranational. Il y a cinquante ans, une structure comme l’Union européenne d’aujourd’hui n’aurait posée des problèmes à personne. Aujourd’hui, dans l’âge de la démocratie, ça pose énormément de problèmes à des gens de la gauche, du centre et de la droite, parce que c’est pas assez démocratique du point de vue de la participation et du contrôle sur la décision politique. Si on passe au niveau régional, c’est un peu plus simple parce que plus l’endroit où on habite est petit, plus il y a de pouvoir politique alloué à cet endroit, plus on a d’influence. Si vous habitez une commune avec vingt ayant droit, vous avez beaucoup plus d’influence que quand vous habitez une ville avec 20’000 habitants. Aussi si on pense que plus l’endroit est petit, plus on peut s’imaginer que la population devient homogène. Donc les 25 habitants d’un petit village vont tous voter UDC, ou ils vont tous voter PDC, ça dépend de la région, ils ne vont pas tous voter PS, ça c’est clair. Par contre dans des villes, on a vu, et on voit aussi maintenant avec les élections américaines, il y a une polarisation donc les villes deviennent de plus en plus à gauche et la campagne devient toujours plus à droite, mais il y a quand même plus d’hétérogénéité dans les villes que dans la campagne. Ici à Berne, on vote sur le budget de la commune chaque année. Donc c’est un référendum obligatoire sur tout le budget et les partis de droite, c’est-à-dire PBD, PDC, PLR, Vert’libéraux, ils sont tous contre le budget, donc on a eu un flyer avec sept logos de parti, plus les partis jeunes donc douze partis politiques. Ça semble énorme, mais en fait c’est énorme parce que le conseil et l’exécutif municipal sont occupés par la gauche. Donc c’est assez homogène, mais en même temps il y a plus d’hétérogénéité, il y a plus de partis politiques que dans la campagne. Donc les villes sont un facteur intéressant. Mais, au niveau de la démocratie, cet aspect de la taille, c’est une influence, ça profite, donc la décentralisation va au profit de la démocratie, parce que en tant qu’individu on a plus d’influence. En même temps, sur l’ensemble, ça peut créer des inégalités. Pensez qu’à Berne, ou à Lausanne on paye 400 CHF pour deux jours de crèches, tandis qu’à la campagne on paye le double, ou le triple. Parce qu’il y a la décentralisation, parce qu’il y a l’hétérogénéité et les préférences, est-ce que ça c’est démocratique ? Parce que la démocratie implique non seulement la participation des personnes aux pouvoirs, mais aussi une certaine égalité. Ou si vous pensez aux élections américaines, qu’est-ce qui se passe si, comme il y a quatre ans, Biden gagne le vote populaire mais perd l’electoral college ? [entretien réalisé avant l’élection américaine de 2020, ndlr] Ce n’est pas démocratique. Mais en même temps, c’est le fédéralisme et la décentralisation. Donc ça peut créer des conflits et le but devrait être de réconcilier les deux principes. Gouvernance sur des niveaux multiples, qu’on ne peut pas éviter, on ne peut pas aller en arrière et dire « c’est l’état.nation qui est responsable de tout », c’est impossible. Et en même temps on ne peut pas dire qu’on n’est plus une démocratie, que tout sera décidé par des experts, des politologues de l’uni de Lausanne, ça ne va pas non plus. Donc il faut faire avec ce qu’on a, il faut réconcilier la démocratie et ces différents niveaux qui existent et qui réponde à différents besoin. Et ça c’est le grand défi. Je ne suis pas sûr si en Suisse, ou n’importe où, on est prêt à réaliser qu’il faut faire avec les deux, parce qu’on n’a pas de grandes discussions là-dessus. Là ce serait une opportunité, on a ce traité institutionnel qui est sur la table, mais on ne discute pas de ça, on discute de protéger ce que l’on a, pour les uns, et on discute d’améliorer les opportunités de faire de l’argent, pour les autres. C’est la Suisse.

 

Pour rester au niveau des communes et des volontés actuelles de mise en avant du local, en même temps, typiquement si on prend le cas suisse, on assiste surtout à des fusions de communes qui donnent de grands ensembles communaux. Est-ce qu’il n’y a pas là une sorte de contradiction ?

 

Oui et non, et plutôt non. Oui dans le sens que la petite commune idéalisée dans le passé disparaît. Parce que même si elle est petite, même si les citoyens ont énormément d’influence et d’autonomie, ils n’ont plus les ressources. Donc les fusions qu’on voit en Suisse, c’est surtout des fusions de nécessité. Ce sont des petites communes qui ne trouvent plus des gens pour siéger au conseil communal, pour siéger au conseil de l’école ou dans n’importe quelle commission de milice, c’est un système de milice qui est encore surtout pratiqué en Suisse alémanique. Donc on a du mal à trouver des gens parce que les communes sont trop petites et elles sont forcées de fusionner avec une autre commune. On a eu un papier présenté par un collègue il y a deux semaines, la taille d’une commune avant la fusion c’était 300 habitants, la commune fusionnée c’est 700 habitants. Donc ce n’est pas énorme, ça reste des communes de petite taille, surtout si on prend la comparaison internationale, à part la France, tous les états ont des grandes communes. La France est un des pays en Europe qui a des communes énormément petites avec 20, 30, 40 habitants. Et cela est permis parce que tout le reste est centralisé et les communes n’ont pas grand-chose à dire de toute façon. Mais en Suisse même après la vague de fusions, on reste sur des communes très très petites. Et les autres 15 % – 10%, c’est des fusions d’opportunité, surtout autour des villes. Pensez Fribourg, pensez Lugano, c’était une fusion énorme pour le Tessin, mais aussi pour le point de référence suisse. En Romandie il n’y a pas eu tellement de fusions d’opportunité. On pourrait se demander pourquoi ? Déjà dans le canton de Genève il n’y a pas eu de fusions du tout, on est resté sur les 45 communes qu’on a depuis 1848, 1815 même. Parce que les communes sont assez grandes, assez riches, donc il n’y a ni la nécessité ni l’opportunité parce que la commune de Genève est si dominante que, soit on ne veut pas fusionner avec la commune de Genève, soit elle ne veut pas fusionner avec les communes alentour. Donc c’est une intolérance mutuelle qui se produit là.

 

Dans cette idée des grands ensembles communaux, vous avez déjà parlé des métropoles dans cet entretien. Qu’est-ce que ces grands ensembles communaux impliquent comme place entre les niveaux locaux et même internationaux, et notamment le cas des métropoles ?

 

Oui alors là il y a la grande compétition qu’on voit se produire. Il faut déjà sortir de la Suisse pour trouver des centres métropolitains qui ont une certaine importance globale : New York, San Francisco, Madrid, Barcelone, Londres, Paris, Rome… En Allemagne c’est plus compliqué parce que ce n’est pas un état centralisé comme la France ou l’Angleterre, donc il y a plusieurs villes qui pourraient avoir cette aspiration : Munich, Stuttgart, Hambourg, et Hambourg c’est aussi un état donc les structures politiques profitent, ou mettent Hambourg dans une position favorable. Après ça dépend de ce que ces villes veulent. Parce que déjà, la richesse est créé dans les villes, de plus en plus elles ont aussi le pouvoir démographique parce que de plus en plus les villes s’agrandissent et la campagne se vide, pour différents facteurs. Des facteurs de migration, donc des gens éduqués, bien formés, quittent la campagne pour aller habiter et vivre en ville ; mais aussi pour des raisons de natalité, ce qui est assez ironique parce que pendant longtemps c’était la campagne qui produisait les gens et les villes qui produisaient le savoir, et désormais on pourrait même dire que ce sont les villes qui produisent les deux et la campagne ne produit ni l’un ni l’autre. Parce que les gens habitent en ville, il y a de plus en plus de mariages internationaux, c’est devenu possible aussi à travers l’état social de réconcilier les deux, donc les différents développements se renforcent. On peut très bien être un couple, travailler les deux dans des secteurs bien payés et avoir deux-trois enfants, tandis qu’il y a trente ans ce n’était pas possible, en tout cas pas en ville, il fallait habiter à la campagne avec les grands-parents, etc. Donc le fossé entre villes et campagne s’agrandit et en même temps les villes commencent à avoir plus de revendications qui vont contre les États-nations : ouverture des frontières, ou accueil des migrants… Et après ça dépend de comment l’État-nation réagit, est-ce qu’il est capable de faire une politique indépendamment de ces grandes villes ? Contre les villes ? Ou est-ce qu’il est un simple agent des grandes villes et fait ce qu’elles lui disent. Ça dépend du pays. Typiquement en France, la politique nationale ne va pas contre Paris. Je ne connais pas si bien le cas français mais c’est difficile de s’imaginer une politique nationale qui va contre Paris. On a plutôt l’impression, en tout cas si on parle du sujet scolaire, que la politique va trop pour Paris. Tandis qu’en Suisse, des fois on ne sait pas si on fait la politique pour la campagne ou pour ceux qui produisent la richesse et qui font marcher le pays. C’est un peu les deux extrêmes peut-être.

Suite de l’entretien:

Troisième partie disponible ici.