Les opposants à l’initiative de l’UDC font principalement campagne sur la fin de Schengen et des Accords bilatéraux I qui résulterait d’une acceptation populaire. 1 En effet, le risque de rupture de différents accords avec l’UE devient un argument pour expliquer au peuple comment il doit voter – c’était déjà le cas avec la directive sur les armes. Et si celui-ci choisit mal, on peut toujours faire primer ces dits accords et appliquer de manière très légère les choix démocratiques et souverains, 2 comme dans les cas de l’initiative des Alpes ou de celle contre l’immigration de masse. Il est vrai que le président de la commission européenne l’avait dit à la Grèce : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens. » 3

Au sein du large front réuni dans la campagne en faveur du « Non », arrêtons-nous davantage sur les positions de la majorité de la gauche. Visiblement, elle n’a pas de problème à faire cause commune dans la campagne avec des partis comme le PLR ou avec toutes les organisations économiques et patronales. Les entreprises qui, par intérêt, souhaitent embaucher des travailleurs européens peuvent en plus se présenter en humanistes opposés à la xénophobie grâce à la bonne conscience apportée par la gauche. Il est vrai que, plus généralement, la gauche suisse n’est pas vraiment dans la lignée du PCF expliquant le lien entre intérêts patronaux capitalistes et immigration, afin d’exploiter pour moins cher plus d’hommes obligés de partir de chez eux. 4

Mais il s’agit de sauver les Accords bilatéraux I. Bien que ces derniers créent une division au sein de la gauche ; en effet le POP considère qu’ils « consolident la politique néolibérale en Suisse. », ce qui le pousse à demander : « une renégociation des accords bilatéraux avec l’UE pour servir les intérêts de l’ensemble de la population » 5.

Cependant, toute la gauche est unie contre le risque de la perte des mesures d’accompagnement. Ceci permettant de rappeler que les accords de libre circulation ont besoin de mesures d’accompagnement pour ne pas être trop défavorables aux travailleurs suisses. Mesures pour lesquelles les syndicats ont dû lutter longuement afin de les renforcer et de les appliquer contre les entreprises utilisant la libre circulation pour faire pression à la baisse sur les salaires. 6 Il ne faudrait effectivement pas les perdre, mais comme la Suisse a dû les rajouter après la signature des accords, il n’est pas impossible qu’elle conserve des mesures similaires après leur fin. Il est vrai qu’on ne peut pas réellement compter sur l’UDC pour cela. Pas plus que sur l’UE, d’ailleurs. 7 Mais elles ont déjà pu être mises en place, et comme l’initiative ne les interdit pas, la Suisse conservera la liberté de maintenir des exigences semblables, voire plus strictes.

Enfin, l’opposition d’une partie de la gauche trouve aussi son explication dans un sans-frontièrisme, dont elle oublie seulement qu’il se révèle souvent être un « économisme », un « technicisme », un « absolutisme » et un « impérialisme », ainsi que la marque de « […] l’intolérance à l’interdiction, qui trouve inadmissible l’indisponible […] et fastidieuse la nuance […] » 8. Oubliant plus largement le rôle utile et nécessaire des frontières. 9

Rappelons aussi que, si la gauche sépare la libre circulation des hommes de celle des marchandises et des services – pour lesquelles elle est moins favorable – toutes ces libertés sont unies dans les traités européens 10, et le préambule de l’accord de Schengen évoque la volonté des parties signataires de faciliter la libre circulation des hommes, des marchandises et des services. 11

Pour finir, notons que peu d’opposants à l’initiative font campagne sur la nécessité d’un espace sans frontières couvrant l’ensemble du continent, ou sur le bien fondé d’un accord qui peut ressembler à une étape vers la création d’un état fédéral européen – remplaçant la possibilité pour chaque État de décider et de contrôler souverainement qui entre sur son territoire.

 

 

 

1 Notons en passant que le programme de EàG demande « le retrait de la Suisse des accords de Dublin ». Visiblement, ils pensent pouvoir se retirer de Dublin en restant dans Schengen (qui y est pourtant lié) et les accords bilatéraux. Or, soit la proposition de EàG conduira à la rupture des autres accords cités, soit, s’il n’y a pas de rupture, une possibilité similaire concernant l’initiative de l’UDC devrait être possible.
Revendications de EàG. URL : https://www.ensemble-a-gauche.ch/revendications/, consulté le 16 septembre 2020.

2 Les décisions ne pouvant être démocratiques sans être souveraines. Ce qui pose aussi la question de la présence, toujours plus importante, du droit européen dans notre droit interne.
Sur la quantité de droit européen dans notre droit, voir :
Roy Gava et Frédéric Varone. « The EU’s Footprint in Swiss Policy Change: A Quantitative Assessment of Primary and Secondary Legislation (1999-2012) », Swiss Political Science Review, 20(2), 2014, p. 220
Sabine Jenni, « Switzerland’s Regulatory European Integration: Between Tacit Consensus and Noisy Dissensus », Swiss Political Science Review, 21(4), 2015, p. 521
Wolf Linder, « Swiss Legislation in the Era of Globalisation: A Quantitative Assessment of Federal Legislation (1983-2007) »,
Swiss Political Science Review, 20(2), 2014, p. 225


3
Cédric Mathiot, « Juncker a-t-il vraiment déclaré un jour qu’il ne pouvait y « avoir de choix démocratique face aux traités européens » ? », Libération, 14 juin 2018. URL : https://www.liberation.fr/checknews/2018/06/14/juncker-a-t-il-vraiment-declare-un-jour-qu-il-ne-pouvait-y-avoir-de-choix-democratique-face-aux-trai_1659020

4 Voir la lettre au recteur de la Mosquée de Paris de Georges Marchais, secrétaire général du PCF, du 6 janvier 1981. URL : https://4.bp.blogspot.com/-35YPUn3HDQo/TfpLrAD13xI/AAAAAAAAAAM/WhBHMMFn7Nw/s1600/lettre-marchais.png Particulièrement la partie intitulée « Immigration et capitalisme ».

5 Programme du PST-POP. URL : https://pst-pop.ch/2018/08/04/souverainete-democratique/, consulté le 16 septembre 2020.

6 Quelques exemples en guise d’illustration :
24 HEURES, « Des salaires minimums pour prévenir le dumping », 24 Heures, 3 juin 2013. URL : https://www.24heures.ch/economie/salaires-minimums-prevenir-dumping/story/18220672
Daniel Lampart, « Mesures d’accompagnement : des lacunes au plan de la loi – l’Autriche est en avance », USS, 24 mai 2012. URL : https://www.uss.ch/themes/travail/detail/mesures-d-accompagnement-des-lacunes-au-plan-de-la-loi-l-autriche-est-en-avance
USS, « Mesures d’accompagnement : l’USS demande une meilleure application », USS, 5 mai 2015. URL : https://www.uss.ch/themes/travail/detail/mesures-daccompagnement-luss-demande-une-meilleure-application
Daniel Lampart, « Mesures d’accompagnement: double jeu du Conseil fédéral? », USS, 8 avril 2015. URL : https://www.uss.ch/themes/travail/detail/mesures-d-accompagnement-double-jeu-du-conseil-federal

7 A titre d’exemple, nous renvoyons à ces déclarations de Pierre-Yves Maillard : RTS, « L’UE « exige que la Suisse accepte la concurrence sur les salaires » », 15 octobre 2018. URL : https://www.rts.ch/info/suisse/9918065-lue-exige-que-la-suisse-accepte-la-concurrence-sur-les-salaires.html

8 Régis Debray, Éloge des frontières, Paris : Gallimard, 2010, pp. 80-7.

Ibid., 95 p. Nous regrettons de ne pas pouvoir rapporter toute l’intelligence de l’analyse de R. Debray ici, ce pourquoi nous encourageons vivement nos lecteurs à se tourner vers ce magnifique petit livre pour mieux comprendre le rôle des frontières.

10 WIKIPEDIA, « Acte unique européen ». URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Acte_unique_europ%C3%A9en#%C2%AB_Quatre_libert%C3%A9s_%C2%B, consulté le 16 septembre 2020.
EUROPA, « Une Europe sans frontières ». URL : https://europa.eu/european-union/about-eu/history/1990-1999_fr, consulté le 16 septembre 2020.

11 Accord relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes du Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la France, 14 juin 1985. URL : https://www.cvce.eu/obj/accord_relatif_a_la_suppression_graduelle_des_controles_aux_frontieres_communes_du_benelux_de_la_republique_federale_d_allemagne_et_de_la_france_14_juin_1985-fr-7543db22-53d1-428b-8b21-ad0a3fb59ed6.html
Lien confirmé dans la Convention d’application de l’accord de Schengen, 19 juin 1990. URL : https://www.cvce.eu/obj/european_navigator-fr-34df2451-3af1-48d1-bd61-132209a4e8e1