Sean Müller est Professeur assistant Eccellenza à l’Institut d’études politiques de l’Université de Lausanne. Il est titulaire d’un MA à l’Université de Fribourg ainsi que d’un doctorat en sciences politiques de l’Université de Kent (sa thèse portait sur la centralisation au sein des cantons suisses). Il fut collaborateur scientifique à l’Institut du fédéralisme à Fribourg puis chercheur postdoctoral et conférencier à l’institut des sciences politiques de l’Université de Berne. Ses spécialisations sont fédéralisme, démocratie directe et la politique suisse et comparée. Il travaille sur l’importance croissante des entités sous-nationales – villes ou régions – dans la résolution des problèmes collectifs. Il travaille également sur l’évolution des politiques publiques et leur « dénationalisation », et encore les transformations des modes de gouvernance, notamment pas l’influence des experts et des groupes d’intérêts, ainsi que sur les questions que cela pose en terme de contrôle démocratique, de délibération et de participation.
Première partie : Supranational / Politiques internationales
PluriPol : Afin de nous intéresser aux différents niveaux de décisions, nous allons nous intéresser aux politiques nationales et supranationales. Mais tout d’abord, afin de clarifier les termes pour tout le monde : qu’entend-on par « politique supranationale » et, nous ajoutons un autre concept, « gouvernance globale » qui est un terme qu’on entend souvent ?
Sean Müller : Déjà dans les termes, on voit qu’on est assez « piégés », assez « fixés » dans des termes nationaux, parce qu’on prend le « national » comme terme de référence. On parle de « supra » ou de « inter », qui est le plus haut, et « sous-national », « régional », « local » qui est le plus bas. Déjà là, ça implique une hiérarchie, qui est parfois vraie : dans certains cas, les finances, l’identification des citoyens, les enjeux, la participation politique, l’État-nation est le plus important, mais ce n’est parfois pas le cas. Surtout en Suisse, c’est de plus en plus le cas, mais les gouvernements locaux et régionaux sont toujours importants. À ceux-là s’ajoute le niveau supranational qui, historiquement appelé la « dimension internationale », est la diplomatie entre les États-nations et à travers l’institutionnalisation – c’est-à-dire la régularité des entretiens et des fonds propres, la capacité de faire des lois directives qui s’appliquent –, soit au niveau local/régional, soit au niveau national, soit au niveau supranational.
On passe de la dimension internationale comme un « niveau » quand on a une certaine structure fixe qui se crée, se maintient et se reproduit plus haut ou en-dessous des États-nations, l’exemple-clef était l’Union Européenne. En théorie rien ne distingue le niveau supranational du niveau global, parce qu’on peut imaginer une structure comme l’UE au niveau global, avec tous les pays du monde – en théorie, parce que dans la pratique ce serait très difficile de s’imaginer une telle structure, donc je ne pense pas qu’on peut parler de gouvernement global comme une seule institution avec une légitimité et un lien entre les citoyens, soumis à une seule institution. Peut-être 10% des citoyens se sentent comme « citoyens globaux » souhaitant les mêmes institutions et les mêmes règles partout pour certaines dimensions – sanitaires, environnementales –, mais on est très loin d’avoir les 70-80% des personnes qui considèrent leur gouvernement comme le point le plus important, mais cela change.
Merci pour cette première réponse. Par rapport aux politiques supranationales en tant que telles, comment peut-on expliquer leur développement rapide lors de ces dernières décennies ?
Il y a différentes explications. Parmi les perspectives les plus convaincantes, la première est le fonctionnalisme qui dit que certaines problématiques émergent et que les politiques, sous pression des médias, se chargent des champs pour profiler et offrir des réponses, par exemple à la migration et au changement climatique, la libéralisation du marché, la compétition des entreprises et autres qui impliquent de la coordination et des coûts. Dès lors, il devient plus simple de déléguer à une organisation, une agence, une commission – comme la commission européenne –, qui développe sa propre bureaucratie, donc le degré d’institutionnalisation s’accroît parce qu’il y a des problèmes qui demandent une réponse supranationale, internationale, globale.
L’autre perspective est plutôt l’identité : à travers la globalisation culturelle et sociale, les coûts du voyage ont baissé et il est devenu possible de voyager, on sait ce qu’il se passe à l’autre bout du monde à tout instant, donc l’attachement à l’État-nation s’affaiblit et on pense de plus en plus en termes de continent, facilitant la création et le maintien de structures comme l’Union Européenne, sans pour autant l’expliquer totalement.
Évidemment, ces deux explications ont une certaine traction parce qu’il y a une problématique qui demande une coordination : sans des changements dans l’identification, il n’y aurait pas les moyens d’appliquer ces nouvelles solutions, ces nouvelles structures pour résoudre ces nouveaux problèmes. La réalité est beaucoup plus complexe que ça, c’est ce qu’on appelle le post-fonctionnalisme [Liesbet Hooghe, Gary Marks] : le point de départ c’est que le pouvoir, concentré au niveau national dans la majorité des pays il y a cinquante, soixante ans, se fragmente de plus en plus de manière verticale, donc certaines fonctions et prérogatives passent au niveau supranational, voire au niveau global – notamment les interventions humanitaires, décidées non pas par l’UE mais par le Conseil de Sécurité ou l’Assemblée Générale [de l’ONU, ndlr] – et d’autres qui passent au niveau sous-national – les communes et surtout les grandes villes et les métropoles comme Paris, Londres ou Barcelone qui commencent à développer leur propre vie soit à côté, soit contre l’État-nation et c’est là que ça devient intéressant avec les villes sanctuaires des USA, qui refusent de collaborer voire vont dans la direction opposée du gouvernement fédéral.
La question des métropoles en tant que telles reviendra plus tard dans l’entretien. Par rapport au développement des politiques supranationales, quels sont les intérêts pour les États et les groupements privés, les multinationales notamment ?
Certaines explications pour l’Europe stipulent que tout le processus de l’intégration européenne, la création des trois communautés et l’élargissement soit en termes de membres, soit en termes de fonction qui sont déléguées au niveau supranational ont servi les intérêts des entreprises et du marché privé, parce que ça facilite la compétition pour la main-d’œuvre, ça rabaisse les coûts des transports – il n’y a plus de taxes à payer à la douane ni de calcul d’affaires entre différentes monnaies –, donc tout cela facilite le commerce et le système capitaliste. C’est vrai jusqu’à un certain point : à la base, le processus d’intégration européenne est aussi un processus de dérégulation avec l’abolition de règles avec une apparence de transformation au niveau supranational mais où on les abolit en réalité, parce qu’il n’y a plus de règles au niveau national et cela facilite le marché libre, donc le marché commun.
De l’autre côté, on ne peut pas simplifier la problématique et dire que toutes les entreprises ne pensent qu’au profit ; c’est la raison d’être d’une entreprise – nous avons d’ailleurs eu une votation sur les obligations humanitaires –, mais il existe aussi un certain échange des idées, une certaine transparence dans les règles donc ce n’est pas dit qu’on aille vers le pire. La compétition peut avoir un bon côté, une expérimentation, un processus d’apprentissage par les expériences des autres – comme dans notre système fédéral suisse – et c’est aussi grâce aux échanges économiques qu’on a des échanges culturels, donc c’est assez difficile dans la pratique de séparer les uns des autres : si vous pensez au cas suisse, ce sont les étrangers venus pour travailler dans l’industrie qui ont créé le Parti socialiste et le Parti communiste, donc c’est grâce à eux qu’on a une gauche.
Merci. Maintenant, si on s’intéresse davantage au fonctionnement des politiques publiques, comment sont-elles décidées au niveau supranational ? Par ailleurs, à ce niveau-là, un contrôle public et démocratique est encore possible ?
La manière dont sont prises les décisions au niveau supranational dépend évidemment du degré d’institutionnalisation. Plus une organisation supranationale a ses propres organes, a ses propres procédures, plus on pourrait dire que son fonctionnement est démocratique ou s’en approche, parce qu’il y a une séparation des pouvoirs : d’un côté, nous avons l’Union Européenne dont la majorité des décisions sont prises par trois institutions (Commission, Conseil des Ministres, Parlement élu) – parfois à l’unanimité, une majorité qualifiée des deux-tiers ou à la majorité simple, dépendant du secteur – mais en théorie, on peut dire qu’il y a pas mal de séparation des pouvoirs, la démocratie étant constituée de ce critère et de l’influence du peuple pour son rapprochement du libéralisme. De ce point de vue-là, on est assez proche d’un processus démocratique.
De l’autre côté, c’est encore la diplomatie et les fonctionnaires qui, pour la majorité des questions, comptent au niveau global et pas des élus – Premiers Ministres ou Ministres des Affaires étrangères – ou qui prennent des décisions, mais des délégués, des ambassadeurs, des représentants permanents à New York, Genève ou dans des organisations de l’ONU – postal, les réfugiés, l’OMC – qui ont une dimension globale, mais où il n’y a pas des fonctionnaires directement élus, que ce soit directement ou indirectement. Plus on s’éloigne de l’institutionnalisation, moins l’organisation en question est démocratique. Ceci dit, même l’Union européenne n’est pas totalement démocratique – tout comme certains États-nations – dans l’idéal d’un système rousseauiste incluant même les personnes n’ayant pas la nationalité mais qui sont concernés par une décision prise. Donc ça dépend de vos standards : si on a des standards très très hauts, aucun système politique ne remplit ces standards, mais si on est plus réaliste, on dit qu’il faut une certaine manière d’influencer, punir ou récompenser les gens qui prennent une décision. Donc d’une part, la séparation des pouvoirs, on en est assez proches au niveau européen. Une autre question est : est-ce que ça marche ? Là, on est sur des structures qui existent en théorie, mais les membres du Parlement européen sont élus directement. Après, dans la pratique, ce sont les partis politiques qui choisissent les mandataires, c’est au moins un système proportionnel, mais il y a une chance de « punir » le gouvernement actuel en votant des partis d’opposition juste pour montrer son opposition. Donc ça n’a rien à voir avec les politiques publiques de ces partis au niveau européen, c’est un effet secondaire qui sert à relâcher un peu la niac.
Justement, vous avez déjà parlé à plusieurs reprises de l’Union Européenne, en quoi l’Union Européenne constitue un cas particulier dans les institutions supranationales, par rapport à l’ONU ou à d’autres institutions qui ont existé ou existent encore actuellement ?
L’Union Européenne est l’institution supranationale la plus développée en termes d’institutions, cela veut dire qu’elle a sa propre démocratie, ses propres fonds – même si les fonds sont transférés par les États-nations, comme c’est le cas en Suisse avec les impôts perçus par les Cantons et qui en transfèrent une partie à la Confédération –, ses propres moyens financiers, son propre budget – comme l’ONU –, mais la différence c’est qu’une fois le budget global décidé pour sept ans, c’est la Commission, le Conseil des Ministres et, en fonction des politiques publiques, c’est surtout le Parlement européen qui décide exactement comment dépenser ces fonds, sur quels projets, sur quel programme et de décider d’arrêter ou de continuer un projet. Il y a donc beaucoup plus d’autonomie dans les institutions européennes en tant qu’institution « à côté ».
Donc on se rapproche d’un État fédéral dans le sens qu’il y a des organes et structures supranationales qui ont une autonomie et un effet direct sur ceux qui habitent son territoire – des citoyens, des habitants, des gens qui voyagent en Europe avec le visa Schengen – même si on est évidemment loin d’un État-nation comme on se l’imagine classiquement avec sa bureaucratie, ses fonctionnaires, sa police, son armée, son système de santé unique. Mais peut-être que cette image est un peu illusoire, parce qu’on a très rarement vécu cette forme d’État-nation unitaire : même en France, beaucoup de pouvoirs ont été délégués aux communes et maintenant aux régions – par le biais des conseils régionaux, des préfets qui appliquent les règles de l’État-nation – même si on sait qu’il y a une différence de fonctionnement entre les différentes régions.
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