Plusieurs des politiques ou personnalités ouvertement favorables à la démocratie – et très hostiles à tout ce qui selon eux s’y oppose – ont cependant des positions surprenantes lorsque le peuple ne pense pas comme eux. Cet écart est suffisamment fréquent pour que l’on s’y attarde un peu.

Il y a de trop nombreux exemples pour tous les évoquer. Parmi ceux-ci, penchons-nous d’abord sur le cas de Daniel Cohn-Bendit, assez représentatif de certaines positions.

Ainsi, lorsqu’il s’exprimait dans l’émission Infrarouge après l’acceptation par le peuple et les cantons, le 29 novembre 2009, de l’initiative sur l’interdiction de la construction de minarets : « Moi je trouve que ce vote est honteux et pis la majorité, c’est ça le problème des démocraties, n’a pas raison. La majorité des Allemands était contre les juifs. Et j’ai quand même pas accepté, parce que la majorité des Allemands était contre les juifs, que c’était juste. Et que la Suisse a fermé sa porte aux juifs pendant la guerre c’était pas juste. Donc il faut arrêter un peu cette histoire des majorités. […] Et je crois que la Suisse ne s’en sortira que si elle se remobilise, qu’elle refasse une votation dans un an, qu’il y ait un grand débat en Suisse, et que la Suisse lave ce vote honteux. C’est les citoyens et les citoyennes suisses qui peuvent réparer ce truc. […] Mais je respecte le peuple suisse, je demande qu’il y ait un grand débat et que le peuple suisse revote. »

Curieuse vision de la démocratie qui consiste à penser que lorsque le peuple vote « mal » – selon l’avis de celui qui parle -, il doit revoter jusqu’à aller dans le « bon » sens, parce que si le résultat du second vote était le même, pourquoi en tenir compte cette fois-là ?

Même si considérer un vote comme « honteux » et immédiatement rapprocher cette situation de l’antisémitisme dans l’Allemagne nazie révèle déjà un grand respect du point de vue adverse, il n’est pas question ici de savoir s’il fallait accepter ou non l’initiative ou ce qui était le bon choix. La réflexion ne porte pas sur le fond de cette votation, mais sur l’acceptation du résultat dans une démocratie.

Évidemment, le peuple peut se tromper et personne n’est obligé de partager l’avis de la majorité. Mais visiblement la vision de Cohn-Bendit consiste en une démocratie dans laquelle il y a des « bons » choix et des « mauvais », et lorsque le peuple choisit un « mauvais » choix, il faut le faire revoter jusqu’à ce qu’il choisisse le « bon ». Pour résumer, il connaît la décision à prendre et le peuple doit prendre cette décision, si c’est le cas on respectera sa décision, si ce n’est pas le cas, il revotera. N’est-ce pas là une démocratie idéale ? Qui respecte tous les avis ainsi que la volonté exprimée par le peuple ?

Cohn-Bendit, parmi d’autres, a également mis en avant sa vision de la démocratie lors du référendum pour le Brexit : retrouvant le cas du IIIème Reich pour expliquer que le peuple n’a pas toujours raison dans ses choix et condamnant évidemment le choix des Britanniques. Les appels à annuler le référendum ou à en organiser un nouveau afin de garder le Royaume-Uni ont aussi été des plus nombreux.

En plus des nombreuses réactions de condamnation de l’usage du référendum – quelle idée dans une démocratie ! –, retenons aussi les déclarations de Jacques Attali la veille du vote du Brexit : « […] je pense que les opinions publiques européennes entendent cela et se rendent compte que sortir c’est catastrophique. C’est vrai que ça crée un sentiment étrange en termes démocratiques, c’est l’idée que quelque chose est irréversible. Si c’est irréversible c’est pas démocratique puisqu’on ne peut pas le remettre en cause par la démocratie. Eh bien il y a des choses en démocratie qui sont irréversibles, ça s’appelle le progrès. La forme démocratique du gouvernement est irréversible, l’abandon de la peine de mort est irréversible, il y a un certain nombre de choses qui sont des avancées irréversibles de l’espèce humaine. » Ainsi certains éléments ne peuvent pas être remis en cause. Évidemment Attali n’explique pas comment la liste de ces éléments est déterminée, ni par qui. Et pour les quelques personnes qui rêvent d’une Union européenne plus sociale et écologique, je ne suis pas sûr que c’est à cela que pense Attali et les autres défenseurs de l’UE.

Mais au-delà d’Attali, le respect des votes démocratique n’est pas vraiment une tradition dans l’Union européenne. Ainsi les Français et les Néerlandais avaient voté contre la constitution européenne, ce qui n’a pas empêché les gouvernements de ces pays de signer le traité de Lisbonne, qui reprend de très près le texte de la constitution. Mais c’est plutôt logique d’agir ainsi quand Jean-Claude Junker, alors président de la commission européenne, l’avait dit assez clairement lors des élections en Grèce : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens. » La démocratie oui, mais si le peuple vote en faveur de l’UE.

Dans les sujets sur lesquels le vote du peuple paraît devoir être évité, on retrouve aussi la peine de mort – dont Attali parlait précédemment. En effet, elle est un exemple très souvent repris en France contre les propositions plus ou moins proches du référendum d’initiative citoyenne. Certains politiques condamnant même plus largement l’usage du référendum. Parce que oui, la France est une démocratie, il ne faudrait pas risquer que le peuple puisse donner son opinion.

En Suisse, la campagne sur l’initiative sur les juges étrangers révélait aussi la confiance que certaines personnes – pourtant capables de traiter leurs adversaires de fascistes, ce qui devrait sous-entendre un certain attachement à la démocratie – dans les volontés et choix du peuple. Ainsi, si l’initiative était acceptée, le peuple allait forcément voter contre les droits de l’homme et pourquoi pas pour le rétablissement de la peine de mort. Alors qu’il y a certains sujets, comme la peine de mort, sur lesquels on n’a pas à voter – argument qui m’a réellement été avancé.

Or, concernant la peine de mort en Suisse, c’est le peuple qui a accepté de l’abroger – sauf dans le cas, inutilisé depuis près de 50 ans, du code militaire –, dans certains cantons à la fin du XIXème siècle et dans le code pénal fédéral en 1942. Le peuple a donc eu le droit de voter contre la peine de mort, mais il n’a plus de droit de revoter dessus, parce qu’il pourrait changer d’avis. Autrement dit, on accepte que le peuple se prononce sur certains sujets quand il va dans un certain sens. Certes, la peine de mort avait été abrogée puis réintroduite au niveau fédéral, mais aujourd’hui le retour de la peine de mort par vote populaire n’est pas le plus probable dans un pays où les dernières initiatives visant sa réintroduction n’ont même pas obtenu assez de signatures pour simplement aboutir et passer en votation.

Dans tous les cas évoqués précédemment, on peut bien sûr considérer que le peuple vote mal, qu’il est trop stupide, trop méchant, qu’on ne doit pas le laisser voter ou qu’on peut ne pas tenir compte de son choix et le faire revoter, mais à ce moment-là, on a l’honnêteté et la décence de ne pas se présenter comme défenseur de la démocratie. Pour pouvoir adopter une position de défense appuyée de la démocratie, il serait sans doute préférable de considérer que c’est au peuple de décider librement et en dernier, même si ses positions ne nous plaisent pas personnellement, et de ne pas déterminer à l’avance, de manière imprécise et non-ouverte, quelles sont les positions que le peuple ne peut pas prendre, voire les sujets qu’il ne peut pas aborder.