Alors qu’aucun candidat n’a obtenu 20% des voix à l’élection présidentielle péruvienne, lors du premier tour du 11 avril dernier, le deuxième tour verra s’affronter Pedro Castillo de Pérou libre, de gauche radicale, et Keiko Fujimori de Force populaire, parti de droite radicale, qui ont obtenu respectivement 18.92% et 13.41% au premier tour. Qualifiée de peu, Keiko Fukimori, fille de l’ancien président péruvien Alberto Fujimori, est ainsi pour la troisième fois au second tour après les deux précédentes élections de 2011 et 2016. À l’image d’un Andrés Manuel López Obrador au Mexique ou d’un Joe Biden aux États-Unis, la troisième candidature de Fukimori sera-t-elle la bonne ?
Depuis plusieurs années, la quasi-totalité de la classe politique péruvienne, et même la haute magistrature, est accusée de corruption. Après la démission de Pedro Kuczynski en 2018 – deux ans après son élection par 50.12% des voix – alors que le Parlement dominé par la droite radicale de Force populaire entame à son encontre une deuxième procédure de destitution pour corruption, le vice-président Martín Vizcarra poursuit le mandat de son prédécesseur, a priori jusqu’à l’élection de 2021. En conflit constant avec le Parlement, Vizcarra fait voter l’année de son arrivée au pouvoir une réforme constitutionnelle prévoyant le plafonnement des dépenses de campagne, une refonte totale de l’appareil judiciaire, l’interdiction pour les parlementaires de se représenter immédiatement après un premier mandat et le passage d’un législatif monocaméral à un législatif bicaméral. Si le quatrième objet est refusé, les trois autres sont largement sollicités par le peuple péruvien, qui sanctionne ainsi violemment le Congrès. En 2020, il provoque de nouvelles élections générales en dissolvant le parlement durant lesquelles le parti de Fujimori perd 58 sièges, en obtenant 15 sur les 130 mis en jeu, et voit l’émergence de nouvelles forces politiques. Cependant, la crise ne s’arrête pas là : avec un parlement aussi diversifié, il n’y obtient aucune majorité. Accusé de corruption – chose ironique, alors qu’il avait fait de la lutte contre celle-ci son cheval de bataille –, Vizcarra est destitué par le Parlement le 9 novembre dernier. Le président du Congrès, Manuel Merino, qui avait pris la tête de la procédure, lui succède le lendemain mais son accession au pouvoir suprême est très mal accueillie par l’opinion populaire et les pays voisins, à tel point que le Congrès l’oblige à démissionner le 15 novembre 2020.
Au fil des mois, les accusations de corruption se multiplient contre les anciens présidents de la République péruvienne mais également sur Keiko Fujimori. En 2018, elle est arrêtée deux fois : une première fois le 10 octobre, mais est libérée le 18. A nouveau arrêtée le 1er novembre pour corruption, elle est libérée le 29 novembre 2019 avant d’être à nouveau emprisonnée 29 janvier 2020 avant d’en être libérée après le paiement d’une caution le 5 mai 2020. En mars de cette année, elle est condamnée par la justice à un peu plus de trente ans d’emprisonnement pour blanchiment, appartenance au crime organisé, entrave à la justice et fausses déclarations. La dissolution de son parti est également demandée, mais l’affaire est toujours en cours, en pleine campagne présidentielle. Semblable à une Marine Le Pen péruvienne, le programme de Fujimori s’est considérablement adouci pour sa troisième campagne présidentielle et s’inscrit comme digne héritière de son père et de ses accomplissements – baisse de l’hyperinflation et lutte contre la guérilla d’extrême gauche Sentier lumineux –, quoiqu’il reste imprégné de l’habituel Law & Order de la droite conservatrice. Son faible score lors du premier tour le 11 avril – 13.41%, une perte de 26.5 points –, montre cependant une perte de confiance de l’électorat, qui a failli lui préférer l’économiste de centre-droite Hernando de Soto – qui arrive quatrième, avec 11.63% des voix – ou l’ancien conseiller municipal de Lima, Rafael López Aliaga et proche des idées de Fujimori – qui arrive troisième, avec 11.75% des voix.
Tout au long de la campagne, les sondages du premier tour n’ont cessé de montrer un pays divisé et un second tour extrêmement incertain. Une seule certitude cependant : la qualification est possible pour cinq candidats, dont López Aliaga, Fujimori et Soto. Au soir du premier tour, alors que les derniers sondages annonçaient Yonhy Lescano, ancien secrétaire du parti de droite Action populaire et ancien membre du Congrès, qualifié et en tête des intentions de vote face à Fujimori ou Soto, c’est Pedro Castillo, crédité de 6 à 10% des intentions de vote, qui arrive largement en tête avec presque 19% des voix. Lescano fini cinquième et ne récolte même pas 10% des voix. Son adversaire est incertain : alors que les premiers résultats tombent, on annonce Soto face à Castillo comme second tour. Au fur et à mesure du dépouillement, Fujimori remonte dans le classement et est finalement annoncée qualifiée pour le deuxième tour, avec plus de cinq points de retard sur Castillo. Issu d’un parti d’obédience marxiste-léniniste, le résultat de Castillo n’est en réalité par aussi surprenant que prévu : jamais élu auparavant dans aucune fonction, faisant partie des rares candidats cités dans aucune affaire de corruption, il devient nationalement connu en menant une grande grève des enseignants en 2017. Sur un total de 25 millions d’électeurs, Castillo obtient le soutien de 2.7 millions d’entre eux – seul candidat à obtenir plus de 2 millions de votes –, en particulier de ceux venant des régions rurales et pauvres.
Défiant tous les sondages du premier tour, cette qualification suscite l’émoi et l’inquiétude du milieu des affaires et des médias : une campagne anti-Castillo se met en place alors que les sondages se resserrent entre Castillo et Fujimori. Généralement donné gagnant, Castillo ne l’emporterait que d’un peu moins de deux points ; autant dire que le résultat sera incertain et serré. Ainsi, des recours dans chacun des deux camps et la poursuite de la crise politique péruvienne ne sont clairement pas exclus et semblent même certains. La campagne du deuxième tour est marquée par de virulentes attaques de la part des deux camps, alors que les médias traditionnels titrent cet affrontement comme étant celui des « deux extrêmes ». Titulature sans doute exagérée – Castillo promet un conservatisme social qui ne pourrait que plaire à Fujimori –, les prochains jours et semaines, voire mois, s’annoncent particulièrement tendus au Pérou : même dans le cas d’une victoire claire de Castillo ou Fujimori – qui reste peu probable, en particulier après les affaires de corruption de cette dernière –, le vainqueur devra faire avec un parlement de plus en plus divisé. Avec un total de 10 partis représentés, et sans aucune majorité, des affrontements et des conflits avec le parlement sont à prévoir. Loin de calmer les tensions qui minent le pays depuis plus de cinq ans, une présidence Fujimori ou Castillo pourrait même les accentuer après les violentes émeutes qui ont secoué le pays en novembre 2020. La polarisation nette du débat entre gauche et droite radicales ne va certainement pas aider à apaiser un pays ruiné par la corruption et par une gestion catastrophique de coronavirus. De quoi déstabiliser encore un peu plus le Pérou.