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Le vote n’a pas encore eu lieu, mais les résultats sont déjà prévus, tout comme la glorification des vainqueurs et l’insulte des perdants. La messe est dite, si l’on puis dire. On attend certes une légère résistance de la Suisse centrale et orientale – ces recoins reculés, enfermés dans des pensées moyenâgeuses dont on n’espère plus grand-chose –, mais globalement la société suisse devrait faire preuve de sa « tolérance » et de son « ouverture » le 26 septembre en soutenant le « mariage pour tous ». Un grand progrès, indiscutable pour toute personne qui vit avec son temps et pour lequel notre pays n’a que trop tardé. Et pourtant. Et si tout n’était pas exactement aussi simple que l’opposition entre les « gentils » tournés vers le progrès et la tolérance et les « méchants », qui veulent caillasser des homos ?
Regardons le sujet un peu plus largement et commençons par nous intéresser à la logique globale de présentation de la réforme, qui rejoint ce que j’avais déjà abordé dans une précédente brève à laquelle je vous renvoie [A]. Cette logique est celle du « retard » d’un pays sur les autres [B] et du fait d’être « prêt » pour une réforme, se rapprochant de l’idée discutable d’un progrès linéaire qui mènerait forcément au même point pour tous, créant une hiérarchie entre pays plus ou moins avancés.
Un autre argument est de dire que cette modification ne changera rien pour la plupart de gens, qu’ils n’ont donc pas à s’y opposer [C]. Assez étrange venant de défenseurs, pas tous homosexuels et directement concernés, qui se félicitent de vivre dans une société qui est prête à accepter ce changement, ou se lamentent que leur société n’y soit pas prête – comme quoi ils comprennent fort bien que l’on puisse se prononcer sur un projet non pas parce qu’on est soi-même concerné, mais parce qu’il concerne la société dans laquelle nous vivons. Cet argument représente également fort bien la pensée libérale du : on ne peut limiter la liberté d’un individu que si celle-ci empiète sur la liberté d’un autre individu, hormis cela il doit être libre de faire tout ce qu’il souhaite – ainsi que la tendance à toujours élargir la liste des droits à faire valoir.
Le nom de « mariage pour tous » est déjà symbolique de la volonté libérale d’élargissement des droits pour l’égalité entre tous les citoyens. Même si ce terme de « pour tous » et de non-discrimination entre les types d’amour pourrait être discuté. Ainsi, par exemple, le mariage ne sera pas accessible aux polyamoureux, puisqu’il ne sera contracté que par deux personnes. Le simple fait de s’aimer ne suffira toujours pas pour pouvoir se marier. Le mariage conservera encore la marque du fait qu’il s’agit d’une institution sociale et non simplement d’une reconnaissance par la société de l’amour entre différentes personnes [D].
Je ne pourrai pas revenir en détails sur la définition du libéralisme et les liens obligatoires entre libéralisme culturel et économique que Jean-Claude Michéa a établi dans de nombreux ouvrages [E]. Selon lui, l’origine de la philosophie libérale est à rechercher dans la volonté d’échapper aux guerres de religion. La réponse trouvée consiste à établir que l’état doit être axiologiquement neutre et ne doit pas chercher à imposer une notion du juste, du bien et du beau, ces notions devant être laissées à la liberté individuelle. Cette dernière ne doit connaître comme limite que ce qui nuit à la liberté d’un autre individu. À partir de cela, les relations entre individus sont réglées par le droit – pour définir ce qui empiète sur la liberté des autres – et par le marché qui lie les individus atomisés par leur statut de producteur et consommateur. Ainsi, il est important de noter que la logique philosophique du libéralisme culturel et politique entraînera toujours, à terme, le libéralisme économique.
Malgré cette présentation plus que sommaire de sa pensée – que je vous encourage à approfondir –, je me permets de citer deux extraits de Michéa traitant du sujet qui nous occupe aujourd’hui, en commençant par celui dont le début éclaire un peu plus la logique philosophique à l’œuvre dans le libéralisme culturel :
« La méthode philosophique privilégiée des défenseurs du libéralisme culturel (pour autant que le mot « philosophique » soit ici approprié) est celle qui consiste à envisager tous les problèmes qu’une société humaine peut rencontrer sous le seul angle du Droit. Aux yeux des libéraux culturels, en effet, une revendication « sociétale » ne tire pas sa légitimité du fait qu’elle est fondée sur des arguments moraux, philosophiques, psychologiques ou anthropologiques particulièrement solides et convaincants (idée qui n’aurait d’ailleurs guère de sens dans la perspective de leur relativisme moral et culturel). Elle n’est légitime que pour autant qu’elle contribue à ouvrir un nouvel espace de droit pour tous (droit à la mobilité pour tous, droit de s’installer où bon nous semble pour tous, droit de visiter les peintures rupestres de Lascaux pour tous, droit à la procréation pour tous, droit au mariage pour tous, droit à la médaille de la Résistance pour tous, etc.), quels que soient, par ailleurs, le sens philosophique effectif et les retombées concrètes de ce droit. S’il est acquis, par exemple, que les couples hétérosexuels à la fois stériles et en mal d’enfant ont le « droit » – afin de combler leur manque – de commander sur le marché mondial de l’adoption une petite fille asiatique ou un petit garçon africain (droit postcolonial qui devrait pourtant lui-même poser un certain nombre de problèmes) alors il s’ensuit inévitablement que les couples homosexuels en mal d’enfant (ils ne représentent, en tout état de cause, qu’une infime minorité de la communauté gay, laquelle, en général, est plutôt d’humeur joyeuse et libertine) devront, eux aussi, bénéficier d’un tel droit. Le problème c’est que l’enfant qu’un couple homoparental sera ainsi parvenu à se procurer dans un pays exotique (ou à faire fabriquer en Europe selon les règles de la « procréation assistée ») n’en continuera pas moins de s’interroger et de fantasmer – comme n’importe quel autre enfant du monde – sur les rencontres humaines singulières qui ont présidé à sa naissance réelle et, par conséquent, sur la véritable filiation dans laquelle il doit s’inscrire. Or, à partir du moment où le savoir que cet enfant finira par acquérir, tôt ou tard, des lois de la reproduction sexuée (et du rapport nécessaire de celle-ci à l’Autre et à la Différence) commencera à contredire ouvertement la situation qu’il a quotidiennement sous les yeux (situation fondée, au contraire, sur le primat du Même), il est clair que son travail de subjectivation et de construction de soi – avec toutes les relations au réel, au symbolique et à l’imaginaire que ce travail implique consciemment ou inconsciemment – s’en trouvera considérablement alourdi et compliqué (on retrouve ici, bien sûr, le conflit libéral classique entre le droit à l’enfant – qui est fondé sur le désir subjectif des parents – et le droit de l’enfant – qui est théoriquement fondé sur les besoins objectifs de ce dernier). Je ne vois donc qu’un seul moyen susceptible de neutraliser par avance cette nouvelle et regrettable discrimination et de garantir à tous les enfants du monde la possibilité de construire leur propre identité (et le degré d’« estime de soi » qui lui correspond) dans des conditions de simplicité équivalentes ou même, si possible, strictement égalitaires. C’est que dès la « maternelle » (terme discriminatoire qu’il conviendra, bien entendu, de modifier au plus vite), l’École soit tenue d’enseigner à chaque écolier et à chaque écolière (pour autant qu’on puisse faire la différence sans sombrer dans le fascisme) qu’ils ont été déposés dans leur famille actuelle – homoparentale, hétéroparentale ou autre – à l’occasion d’un vol de cigognes (l’hypothèse des choux et des roses s’avérant, en revanche, bien trop discriminante, étant donné la part scandaleuse qu’elle continue à reconnaître à la notion de différence sexuelle et à l’idée d’enracinement). Si on y réfléchit bien, ce bon vieux récit d’origine – qui a longtemps fait ses preuves dans la France paysanne d’autrefois – serait sans doute celui qui s’accorde le mieux avec l’esprit d’une société libéral résolument moderne et tournée vers l’avenir. » [F]
Enchaînons directement avec le second passage :
« Une réforme « sociétale » – à chaque fois qu’elle est introduite d’en haut et non sous la pression dominante des luttes populaires (par exemple pour le droit à l’avortement) – ressemble donc presque toujours à ces offres commerciales séduisantes qui comportent, cachés dans un coin, un certain nombre d’engagements additionnels – en général nettement plus onéreux – que le client inattentif ne découvre qu’après coup. Il était évident, par exemple, que la loi Taubira, en se proposant d’enfermer l’union entre deux personnes du même sexe, qui constituait pourtant une nouveauté absolue dans le moule juridique du mariage traditionnel – lequel inclut par définition, depuis des siècles, tous les droits relatifs à une possible filiation – n’impliquait pas seulement l’idée, en elle-même profondément émancipatrice, qu’un amour (ou un désir) homosexuel est tout aussi « normal » qu’un autre (rien, en effet, dans l’orientation sexuelle d’un individu ne permet de préjuger de son comportement moral ou politique effectif). Elle comportait avant tout, à titre de conséquence implicite et pour des raisons biologiques évidentes, la généralisation inévitable d’un marché mondial de l’adoption et de la « reproduction artificielle de l’humain » (je renvoie ici au livre d’Alexis Escudero). Or tout le monde sait bien aujourd’hui – comme le confirme du reste chaque jour l’exemple des États-Unis – à quelles dérives redoutables (quoique entièrement prévisibles) cette vision purement scientiste et marchande de l’être humain conduit nécessairement : 25 000 enfants « jetables » déjà revendus, chaque année, sur le marché américain dit de la « réadoption » (c’est-à-dire quand l’acheteur initial a fini par se lasser de la marchandise commandée), une multiplication accélérée des grossesses dites « de confort » (lorsque, par exemple, une riche bourgeoise de Beverly Hills décide de louer le ventre de sa femme de ménage mexicaine ou d’une chômeuse du Bangladesh, afin de s’épargner les inconvénients de la grossesse et de maintenir intacte sa silhouette de bimbo) et, bien sûr, le développement exponentiel de toutes ces technologies dites « transhumanistes » qu’inventent en continu les savants fous du capital (l’une des conséquences les plus baroques de ces nouvelles technologies – manipulations génétiques, procréation médicalement assistée, diagnostic préimplantatoire, etc., étant, comme le rappelle Escudero, la disparition progressive des enfants roux). Derrière le nuage d’encre du « mariage pour tous », il s’agissait donc beaucoup moins, en réalité, de lutter contre les préjugés homophobes (Christiane Taubira n’a-t-elle d’ailleurs pas affiché ouvertement son soutien, au printemps 2016, au rappeur Black M ?) que de préparer en sous-main ce règne futuriste de Google et de la Silicon Valley – le « modèle californien » – dont tous les politiciens libéraux s’accordent aujourd’hui à croire qu’il constitue l’une des dernières chances pour le système capitaliste de surmonter ses propres contradictions. On n’a pas fini de s’en apercevoir. » [G]
Concernant ce dernier passage, les défenseurs du projet expliquent, à raison, que la GPA – avant même de parler de sa marchandisation – n’est absolument pas dans la loi. Cependant, faire comme si les deux questions n’avaient rien à voir serait une facilité. En France, même Libération – qui n’est pas réputé réactionnaire et d’extrême droite – reconnaissait que « la manif pour tous avait raison (sur tout) » : « Ainsi, reconnaissons-le cinq ans après : les craintes profondes de la Manif pour tous étaient fondées. Oui, les participants aux défilés tout en rose et bleu pouvaient être en colère, même si c’était pour de mauvaises raisons : car en 2013 ce n’est pas toute la société qui s’écroulait, juste leur vieille conception du monde. » [H]. Autrement dit, hormis l’appréciation du processus, les conséquences semblaient s’être réalisées, y compris la logique allant du « mariage pour tous » à la GPA [I]. Pour ce qui concerne cette dernière, après tout, pourquoi serait-il juste que les couples de femmes puissent avoir un enfant et pas les couples d’hommes ? Et d’ailleurs, l’argument utilisé dans la brochure des votations concernant le fait que des couples de femmes vont à l’étranger pour obtenir un don de sperme est déjà très ressemblant à celui expliquant, en France, que les couples d’hommes doivent aller à l’étranger pour profiter d’une GPA. La réflexion générale sur la marchandisation des grossesses et le choix de permettre l’usage de la médecine pour satisfaire des désirs, et non soigner ou palier des maladies – les couples homosexuels ne souffrant d’aucun trouble à palier, à moins bien sûr de considérer l’homosexualité comme tel, mais cela ne semble pas être l’idée – sont soigneusement évités, alors qu’ils sont liés à l’objet de la votation. Et une bonne illustration de l’entraînement vers le libéralisme économique qu’entraîne le libéralisme culturel ainsi que de la difficulté à établir les droits individuels – aussi louables apparaissent-ils – dans une logique libérale [J].
Pour terminer sur les conceptions philosophiques en jeu dans ce projet, notons que le « mariage pour tous » rejoint la question du droit naturel auquel Pierre Manent a consacré un ouvrage : La loi naturelle et les droits de l’homme [K]. Il y revient sur les difficultés qu’entraîne la notion de droit naturel, dont sont issus les droits de l’homme, notamment concernant son utilisation comme règle de l’action et pour notre rôle – essentiel – d’agent agissant au profit d’une réclamation toujours plus large de droits et de la passivité de la jouissance ou de la souffrance. J’avais déjà traité des droits de l’homme et des difficultés de la notion – malgré la sympathie qu’elle nous inspire – dans un précédent article [L]. Ajoutons encore qu’il s’agit d’une notion, une fois de plus, parfaitement libérale, comme Michéa le rappelle à de nombreuses reprises, s’appuyant en partie sur la critique de Marx.
Sur ce, il convient de conclure cet article. Que retenir de ces quelques pistes de réflexion ? Déjà, que le débat autour de la votation du 26 septembre ne peut, et ne devrait pas, se réduire à l’opposition des « homophobes » et des gens « ouverts à l’autre et au progrès ». Ensuite, que cette simplification dissimule des enjeux de logiques philosophiques nettement plus conséquents et importants que ce que les partisans du projet présentent. Alors, certes, toute philosophie possède des arguments à faire valoir. Cependant, il est bon d’être conscient de ce que l’inscription dans une philosophie implique et d’en assumer les conséquences.
Notes :
[A] Charles Mansera, « Notre retard sur les autres », PluriPol, 25 septembre 2020. URL : https://pluripol.ch/breve-notre-retard-sur-les-autres/
[B] Encore une fois, on ne prend en compte que l’exemple des pays européens, car avec une carte du monde, si la Suisse voulait faire comme « de nombreux pays », pour reprendre l’expression de la p. 23 de la brochure d’information sur les objets soumis au vote, elle pourrait bien plutôt punir l’homosexualité dans la loi.
[C] Notons que, considérant qu’en France le pacs était davantage utilisé par des couples hétérosexuels, que le nombre de pacs de couples homosexuels n’a pas connu d’effondrement gigantesque après l’introduction de la possibilité pour eux de se marier, et considérant enfin les chiffres annuels de mariages de couples homosexuels, nous pouvons considérer que cette réforme ne concerne en effet qu’un petit nombre de personnes. Chiffres de l’INSEE : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381498#tableau-figure1
[D] Remercions les JLR qui, en bons libéraux, ont déjà songé à corriger ce problème. Jonas Follonier, « Peut-on être jeune, de droite et défendre la polygamie ? », Watson, 4 mars 2021. URL : https://www.watson.ch/fr/!975797975?utm_source=whatsapp&utm_medium=social-user&utm_campaign=watson-app-ios
[E] Pour la présentation de l’unité du libéralisme et des grandes thèses de Michéa à ce propos, voir L’empire du moindre mal, ou Le loup dans la bergerie pour une version plus condensée.
Pour ceux qui souhaiterait une version plus brève et accessible qu’un livre entier, je recommanderai les deux vidéos de la chaîne Le Précepteur dédiées à présenter cet auteur : Michéa – Le libéralisme : https://www.youtube.com/watch?v=PjCUoMbbS5g et Michéa – La religion du progrès : https://www.youtube.com/watch?v=xMM8pw5p6Ms . Cela vous donnera déjà un bon aperçu de sa pensée.
[F] Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la Gauche, Paris : Flamarion, 2014, pp. 110-112.
[G] Jean-Claude Michéa, Notre ennemi, le capital, Paris : Climats, 2017, pp. 133-135.
[H] Guillaume Lecaplain, « Oui, la Manif pour tous avait raison (sur tout) », Libération, 26 septembre 2018. URL : https://www.liberation.fr/france/2018/04/20/oui-la-manif-pour-tous-avait-raison-sur-tout_1639718/?utm_campaign=Echobox&utm_medium=Social&utm_source=Twitter#link_time=1524219118 Je vous encourage à lire le court article pour constater toutes les évolutions qu’il décrit de manière assez logique.
[I] L’accusation qui peut revenir à ce moment est de faire un sophisme de la pente glissante. Non pas que l’argument n’ait pas d’intérêt, mais il doit être nuancé sur quelques points. Déjà, il n’y a rien de surprenant à ce qu’un programme politique ou une évolution des lois se produise progressivement. Rien d’étonnant à ce qu’un programme de privatisation ne soit pas mis en œuvre en un seul bloc mais par petits morceaux. Alors pourquoi ne pas imaginer cela pour d’autres cas ? Pour reprendre le sujet de ma brève précédemment évoquée, n’a-t-on pas vu des politiciens de gauche, à peine le congé paternité accepté, dire qu’il fallait aller plus loin, vers un congé parental ou une nouvelle politique familiale ? [RTS, « Un congé paternité de deux semaines va être introduit en Suisse », RTS, 28 septembre 2020. URL : https://www.rts.ch/info/suisse/11633166-un-conge-paternite-de-deux-semaines-va-etre-introduit-en-suisse.html] Mais surtout, il convient de prêter attention au concept de logique philosophique, très bien défendu par Michéa. Pour présenter rapidement la réflexion à suivre, il convient d’étudier d’abord les intentions initiales des pères fondateurs d’une logique philosophique ainsi que les axiomes leur ayant permis de configurer cette dernière. Ensuite, de se pencher sur les propositions logiquement impliquées par l’axiomatique initiale et enfin les effets concrets que la logique entraîne inéluctablement à partir du moment où elle est réellement appliquée. Il est à noter que les effets impliqués par le déploiement total d’une logique philosophique peuvent surprendre même les pères fondateurs. Michéa illustre aussi ce principe à l’aide du film d’Alfred Hitchcock La corde, dans lequel un professeur est horrifié devant l’application des ses théories jusqu’au bout par ses élèves, ainsi que de la technique utilisée par Platon pour montrer l’aboutissement logique des idées de Gorgias poussées jusqu’à Calliclès.
[J] Cette logique philosophique et argumentative peut même conduire à des dérives. C’est ainsi que, par exemple, des intellectuels en sont venus à défendre la pédophilie il y a quelques années. Sur ce point, voir Jean-Claude Michéa, Notre ennemi, le capital, Paris : Climats, 2017, pp. 136-139 (visible en partie dans la seconde référence); ainsi que Camarade Charles Lacroix, « Gauche molle et sexe dur », 29 janvier 2020. URL : https://www.youtube.com/watch?v=8sMBIGbf-H4 . Certes, la pédophilie n’a rien à voir avec l’homosexualité, mais c’est justement pour cela qu’il est dangereux de défendre l’homosexualité avec une logique qui a déjà mené à défendre la pédophilie – notamment par opposition à la morale bourgeoise et traditionnelle et extension des droits.
[K] Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme, Paris : PUF, 2018, 131 p.
Je cite ci-après le sous-chapitre qu’il consacre en début de volume au « mariage pour tous » :
« Ces remarques peuvent contribuer à expliquer le succès prodigieux que la revendication du « mariage pour tous » a obtenu parmi nous dans la dernière période. Comment une revendication si récente, et qui ne concerne qu’une minorité d’une minorité, a-t-elle pu non seulement s’imposer si vite aux législateurs de nos pays, mais encore exercer un pouvoir d’intimidation et de déconsidération de l’adversaire ou de l’hésitant dont il n’y a guère d’exemple dans toute l’histoire du mouvement des droits humains ? Si la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe ne concerne en effet qu’un nombre limité de nos concitoyens, elle signale un enjeu spirituel de la plus haute importance et qui concerne tous et chacun. À la différence de la revendication de la tolérance ou du respect pour les couples homosexuels, qui puise sa légitimité dans les ressorts usuels de notre nature morale, la revendication du droit au mariage pour ces mêmes couples doit être caractérisé comme une revendication métaphysique, je veux dire portant sur le sens et le tout de la vie humaine. Il me faut justifier cette proposition un peu solennelle.
L’orientation homosexuelle, une fois reconnue comme un fait de nature si compact et si « indifférent » qu’il échappe au discours, devient la preuve manifeste que la nature humaine ne fournit pas d’indication sur la meilleure manière de conduire sa vie humaine. Considérée dans cette lumière, l’homosexualité, c’est la nature qui crie qu’il n’y a pas de loi naturelle. Encore faut-il entendre ce cri de la nature, trop souvent étouffé par le poids des préjugés ou alors inaudible dans la confusion bruyante des évaluations humaines. La nature ici réclame l’aide de la loi positive. Celle-ci doit signifier de la manière la plus claire que toutes les conduites sexuelles sont également légitimes et méritent un égal respect, ou que l’égalité des conduites sexuelles découle analytiquement de l’égalité des droits humains. Comment mieux marquer et faire reconnaître ce principe qu’en ouvrant aux couples homosexuels l’institution même qui organisait depuis toujours la différence sexuelle ? La tolérance, ou le respect social, ne suffisent pas, puisqu’ils laissent les couples homosexuels incapables du mariage, et donc privés de la reconnaissance publique qui s’attache à cette institution.
Lorsque le mariage était réservé aux couples hétérosexuels, la loi positive prenait appui sur la différence naturelle entre l’homme et la femme en même temps qu’elle la confirmait et la consacrait. Le sens commun de l’espèce se passait fort bien de l’élaboration doctrinale, mais l’institution du mariage, étant réservée aux couples hétérosexuels, soutenait implicitement et manifestait solennellement que la vie humaine est ordonnée selon une loi naturelle. La loi ouvrant le mariage aux couples de personnes du même sexe est une loi positive dont l’intention vise le sens même de l’ordre humain : il s’agit d’obliger les sociétaires à reconnaître par leurs paroles et leurs actions qu’il n’y a pas de loi naturelle, ou que le monde humain peut et doit être organisé sans référence à une loi naturelle. Si le mariage était l’institution cruciale du monde humain organisé selon la loi naturelle, alors la loi dont nous parlons vise à renverser ou abolir cet ordre lui-même. Les sociétés vivant désormais sous cette loi sont engagées dans une expérience également cruciale dont les conséquences encore à venir, publiques comme privées, seront sans doute à la mesure de l’audace ou de l’imprudence du geste accompli.
Si une législation qui ne concerne directement qu’un très petit nombre de sociétaires a pu s’imposer en nos pays de manière si rapide et comme irrésistible, elle doit cet ascendant à l’ambition que j’ai dite métaphysique d’inscrire dans la loi positive la thèse selon laquelle l’ordre humain juste ou légitime exclut toute référence à une norme ou finalité naturelle. Mais pourquoi, alors qu’ils ne sont mus la plupart du temps par aucune revendication personnelle, un grand nombre de citoyens de nos pays embrassent-ils cette thèse comme une vérité si évidente et si salutaire qu’elle réclame d’être imposée par le bras séculier de la loi positive ? D’où provient cette passion de l’opinion commune pour une proposition en somme purement philosophique ? D’où provient cette passion, qu’aucune victoire ne satisfait ni ne lasse, d’ôter tout caractère naturel, de refuser tout lien avec quelque chose comme une nature humaine, aux éléments à la lumière desquels la vie humaine prend sens ? Nous nous interrogerons dans le chapitre suivant sur les racines et les commencements de ce mouvement si puissant qui vise à organiser le monde humain indépendamment de toute référence à un ordre naturel, ou à la nature de l’homme. »
Manent considère que la loi naturelle est un critère simple et concret pour savoir si la nature humaine est susceptible de trouver un accomplissement satisfaisant dans le cadre d’action considéré. L’agent et l’évaluateur peuvent poursuivre la réflexion et chercher des perfectionnements. Il considère que : « Une société, un régime, une institution, qui ne font pas suffisamment de place, qui n’ouvrent pas une carrière suffisante aux trois grands motifs que nous avons fait ressortir [les trois motifs de l’action humaine étant l’utile, l’agréable et le noble (l’honnête, le juste)], eh bien, cette société, ce régime, cette institution ne sont pas conformes à la loi naturelle, c’est-à-dire à cet ordre de la vie pratique que l’homme n’a pas fait, mais dans lequel non seulement il vit meilleur et plus heureux, d’une manière plus conforme à sa nature et à sa vocation, mais trouve une connaissance plus complète et plus exacte de lui-même. »
À partir de cela, voilà ce que Manent expose sur le mariage : « Pour établir la pertinence du critère des trois motifs, nous aurions aussi bien pu prendre l’exemple non pas d’un régime politique, mais d’une institution sociale fondamentale comme le mariage. Si l’homme et la femme doivent trouver dans le mariage un cadre et une règle de vie qui fassent une place convenable aux trois motifs, il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour dérouler les conséquences pratiques d’une loi naturelle ainsi conçue. Le mariage ne sera pas une association de simple agrément, choisie, quittée et reprise selon les variations du sentiment, comme il est regardé de plus en plus aujourd’hui ; il ne sera pas non plus simplement une réunion des utilités familiales, comme il le fut traditionnellement ; il ne sera pas enfin un exercice paradoxal de chasteté, comme on le recommande dans une certaine interprétation catholique de la loi naturelle qui est encore assez répandue. » (p. 122).
[L] Charles Mansera, « Droits de l’homme et droits du citoyen », PluriPol, 8 mars 2021. URL : https://pluripol.ch/article-droits-de-lhomme-et-droits-du-citoyen/