Alors que la campagne vaccinale monte en force dans l’Occident, de nombreuses voix se lèvent pour réclamer un changement total de paradigme dans les programmes économiques et politiques des puissances de ce monde. Au regard de la grippe espagnole de 1918 et des modifications qu’elle aura apportés à la face du globe, nous nous questionnerons sur les revendications pour un « monde d’après » et les moyens de le réaliser dans notre monde actuel.
La pandémie de SARS-CoV-2 aura plus bouleversé le monde que n’importe quelle maladie depuis la grippe espagnole de 1918-1919. Ironie de la chose, on met déjà en place dès fin 1918 des gestes barrières comme le lavage des mains, le confinement à domicile, le port du masque, la fermeture des lieux de divertissements publics ou la limitation du nombre de personnes dans un même commerce en un même moment[1]. Inégales selon les pays – en particulier en France où, en fin de Première Guerre mondiale, aucune mesure sanitaire n’est prise –, ces mesures se heurteront à une partie de la population. Début 1919, une ligue anti-masques se forme en pleine deuxième vague à San Francisco et obtient, le 1er février 1919, la fin du port obligatoire du masque[2]. En un siècle, les réactions et habitudes des populations n’ont donc guère changé.
Une chose diffère cependant : le monde est en plein milieu d’une guerre sanglante et jamais vue, les revendications sociales et économiques se font sur la base de la pauvreté grandissante. En Europe, plusieurs révolutions socialistes et communistes égrainent la fin de la Grande Guerre, à l’image de la révolution spartakiste en Allemagne ou des mouvements protestataires et la création de Communes dans l’Est de la France. Le monde d’après la Première Guerre mondiale se devait donc d’être plus libre, plus égalitaire avec un pouvoir d’achat et une croissance restaurés. De plus, les dégâts de la guerre empêchent toute investigation scientifique pour dénicher l’origine et les conséquences à long terme de cette grippe de 1918 ; ce n’est qu’à partir des années 1950 qu’on étudiera les victimes et qu’on pourra établir des premières estimations.
Un siècle après, alors que le monde est embourbé dans des guerres au Moyen-Orient depuis deux décennies et que des coups d’État éclatent un peu partout – Birmanie, USA, Venezuela, Mali –, la situation est bien différente en particulier en Europe : aucun dégât de guerre n’est à réparer et la situation économique s’améliorait depuis la crise de 2008. Pour les États comme pour la population, une question se posait : que faire une fois la pandémie serait passée ? le choix s’ouvre alors entre poursuivre sur un productivisme massif comme le connaît l’Europe depuis deux siècles ou bifurquer et construire une nouvelle société qui lutterait plus efficacement contre les pandémies et le réchauffement climatique. A première vue, lutter contre le réchauffement et les pandémies semblent être antinomiques, quoique des bonnes idées. Et pourtant, dans un monde globalisé, des liens se créent entre des phénomènes qu’on ne pensait pas liés de prime abord.
La multiplication des épidémies depuis un siècle est en fait lié au réchauffement climatique : le réchauffement et l’humidification de certaines zones du globe auparavant simplement glaciaires tend à propulser le développement de créatures bactériologiques nuisibles, lesquelles – avec la mondialisation et les mélanges de population de plus en plus importants – sont donc plus sujettes à la transmission et création de nouvelles maladies[3]. Deux facteurs qui n’ont pas grand-chose à voir à première vue sont en fait responsables de la pandémie dans laquelle le monde est plongé depuis 2020. Ainsi, plusieurs voix dans les milieux de gauche se sont levées de manière quasi unanime pour réclamer la construction d’un monde d’après meilleur. Cependant, qu’est-ce qu’un monde meilleur, un « monde d’après » ? Et surtout, comment le mettre en place ?
Surtout, il ne faut pas séparer les mesures à prendre de la manière de les prendre. Dans un système bourgeois et capitaliste comme le connaissent la Suisse et les pays occidentalisés, la réaction de tout une économie dirigée par et pour le productivisme se ferait rapidement ressentir. On l’a déjà vu lorsque des dirigeants socialistes en Amérique du Sud, pourtant élus, se sont retrouvés face à une frappe économique gigantesque de la part des États-Unis à la suite de réformes fiscales en défaveur de l’Oncle Sam. Pour autant, la situation a largement évolué depuis les années 1970 et les États-Unis – pour ne citer qu’eux – ont vu une montée de la gauche parmi la population et les rangs du Parti démocrate. La proposition de Joe Biden de taxer à au moins 21% les entreprises dans tous les pays du monde marque un sévère changement de cap de la part des gendarmes du monde, bienvenu dans un contexte de crise sociale et d’inégalités croissantes.
Débat historique de la gauche, la question de la réforme vs. la révolution fait son grand retour dans le devant de la scène : eu égard deux siècles de capitalisme violent contre toute tentative de le renverser, voire de le modifier, une réforme de celui-ci et le passage à une société décroissante pourrait-elle se faire paisiblement ? Difficile à imaginer. Rien que le démantèlement de la ZAD de la colline du Mormont a demandé l’implication de quatre cantons et de la police militaire ; pour une occupation se résumant à moins d’un hectare. Nous voici arrivés à un dilemme : la révolution ne semble pas fonctionner ou vouloir fonctionner et les partis socialistes actuels ont totalement abandonné cette idée-là pour se consacrer à la social-démocratie qui, si elle permet d’améliorer les conditions de vie de tout un chacun, se heurte déjà au conservatisme qui sévit en Suisse.
Sans pour autant parler de « troisième voie » (terme empreint d’un clintonisme/blairisme quelque peu dépassé), il est probable que le passage d’une société du carbone et des épidémies à une société sociale et respectueuse des écosystèmes se fasse en-dehors des méthodes de la gauche actuelle et des instruments démocratiques actuels. Car, quoiqu’on en dise, ce n’est pas en allant récolter des signatures un dimanche de pluie qu’on va réussir à empêcher la prolongation des vagues de coronavirus et l’apparition de nouvelles souches à potentiel pandémique. Si une personne qui habite en Suisse ne peut, certes, rien faire face aux huit cents autres, c’est bien que cette prise de conscience se doit d’être mondiale et dépasser les frontières. Un réformisme révolutionnaire transnational serait-il la solution ? Peut-être. Quelque cette solution soit, il faut espérer qu’elle arrive rapidement dans la conscience globale et soit rapidement mise en place.
[1] « US responses 1918 flu pandemic offer Stark lessons coronavirus now », The Guardian, 29 avril 2020, https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/apr/29/us-responses-1918-flu-pandemic-offer-stark-lessons-coronavirus-now, consulté le 10 avril 2021
[2] COHN, Samuel K. Jr, Epidemics: Hate and Compassion from the Plague of Athens to AIDS, Oxford University Press : Oxford, 2018, https://tinyurl.com/ctuyefzw, consulté le 10 avril 2021
[3] https://www.revmed.ch/RMS/2019/RMS-N-649/Le-changement-climatique-les-epidemies-et-l-importancede-la-medecine-des-voyages, consulté le 11 avril 2021