L’échec de la campagne « Entreprises responsables » n’aura échappé à personne et pour cause : rarissime dans l’histoire démocratique de la Suisse, le rejet d’une initiative faute de majorité des Cantons n’était arrivée qu’une fois auparavant, en 1955[1]. Même dans le cadre des arrêtés fédéraux nécessitant une double majorité, seuls neufs ont été rejetés dans ces conditions[2] depuis 1866. Le rejet de l’initiative de novembre dernier a ouvert la voie à plusieurs propositions : suppression de la double-majorité, mais aussi initiative populaire législative. Et si on mettait en place au niveau fédéral ce qui existe déjà dans certains Cantons ?

 

Lors de sa rédaction après la guerre du Sonderbund, la Constitution suisse en 1848 connaissait des droits cohérents pour l’époque, parfois même supérieur à ce qui se faisait en Europe : tous les hommes avaient le droit de vote au niveau fédéral, qui était dirigé par un ensemble de sept membres élus par un Parlement. Ce même Parlement était composé de deux chambres : le Conseil national, qui représentait le peuple, et le Conseil des États, qui représente les États fédérés. Cela se remarque en particulier par le nombre de sièges dans chaque chambre : en 1848, il y avait 111 sièges au Conseil national (1 siège pour 20 000 habitants), élu au système majoritaire jusqu’en 1919, et 44 sièges au Conseil des États (2 sièges par Canton, mais 1 siège par demi-Canton), élu selon les règles en vigueur dans les Cantons. Cela permettait un compromis entre les volontés des protestants-radicaux d’un système centralisé à la française et les vœux des catholiques-conservateurs d’un système confédéré comme existant auparavant.

 

Très fortement basé sur le système électoral américain – à l’exception de la présidence, absente en Suisse dans les proportions qu’on connaît ailleurs –, le parlementarisme fédéral connaît une autre subtilité, l’un apparaît dès 1848 : le droit d’initiative pour une réforme totale de la Constitution et le référendum obligatoire en cas de modification de celle-ci. Dans les deux cas, l’acceptation du peuple et des Cantons est nécessaire. Ce n’est qu’avec la révision de 1874 qu’est introduit le référendum facultatif qui permet, sous un certain nombre de signatures – d’abord 30 000 puis 50 000 –, de soumettre au vote du peuple seulement certains textes de lois approuvés par le Parlement.

 

Avec état à novembre 2020, 220 initiatives ont été lancées. Pour autant, l’initiative demandant une révision partielle de la Constitution n’apparaît qu’en 1891 sur demande des catholiques-conservateurs[3] et permet, plutôt que de balayer un texte de 200 articles, d’en modifier une toute petite partie, qui doit découler sur une loi qui doit être acceptée par le Parlement et, dans certains cas, peut être soumise au référendum… encore. De quoi compliquer encore le processus législatif. Il existe cependant un dernier instrument qui a existé en 2003 et 2009, mais dont on n’a guère pu expérimenter les effets, faute d’avoir existé assez longtemps : l’initiative populaire générale.

 

Régie par l’article 139a de la Constitution de 1999 – actuellement en vigueur –, cette initiative populaire générale précisait que 100 000 citoyens pouvaient demander l’abrogation, la modification ou la création d’une loi constitutionnelle ou législative[4]. Déclaré « impossible à mettre en pratique », le parlement procède à sa suppression dès 2006, qui est acceptée par votation populaire le 27 septembre 2009 après avoir été accepté à l’unanimité par le Parlement en 2008. Rétrospectivement, il n’est pas certain que cette suppression ait été de bon aloi : pour l’initiative « entreprises responsables » qui aurait pu être acceptée si elle avait été soumise à l’approbation du peuple uniquement, certes ; mais sans doute plusieurs initiatives auraient pu être adoptées ou proposées s’il avait suffi de convaincre une majorité de la population.

 

Globalement, le fait que le peuple ne puisse s’exprimer que par le biais d’une modification partielle ou totale de la Constitution – hors référendum ou élections – au niveau fédéral pose deux problèmes : comprendre ce que le peuple veut vraiment et le faire participer de manière totale dans un pays qui se veut être le plus démocratique du monde et dont le système d’initiative est promu dans le monde occidental ; et l’importance qu’on donne à la Constitution, c’est-à-dire si elle doit concerner des sujets qui concernent tout le monde ou si elle peut régir des objets précis. En somme, un casse-tête qui cause de nombreux débats chez les constitutionnalistes. L’exemple parfait pour cela est l’initiative sur les vaches à corne : vu la précision de l’objet, celui-ci a-t-il sa place dans un texte dans lequel figurent les principes de fonctionnement d’un pays complexe où sont régis le fonctionnement de trois sinon quatre niveaux différents ? Le débat entamé lors de cette votation fin 2018 semble s’être ouvert à nouveau après la votation du 29 novembre.

 

L’introduction d’une initiative législative populaire – ou la réintroduction de l’initiative populaire générale, peu importe le nom – permettrait aux citoyens de directement déposer un projet de loi, voire une loi pratiquement terminée, pour appuyer un sujet bien précis qui selon elles et eux est primordial et mérite l’attention du parlement, plus qu’une pétition qui a toutes les chances de finir dans les tiroirs poussiéreux de la Chancellerie fédérale. Par ailleurs, plusieurs Cantons – pour ne pas dire tous – permettent déjà à la population de proposer une loi au niveau cantonal, ainsi sur Vaud avec les articles 88 à 103 de la LEDP. Dès lors, il est assez compliqué de voir en quoi des dispositions et actes démocratiques possibles dans les Cantons ne seraient pas possibles au niveau fédéral : si cet acte est dans le Canton de Vaud peu utilisé, au vu de la complexité de la récolte – 12 000 signatures récoltées dans un délai de quatre mois… –, il n’a jamais été déclaré inapplicable. Et pourtant, il va tout aussi loin sinon plus loin que l’initiative populaire générale.

 

Il existe des risques avec l’idée d’une initiative populaire législative : celui du développement des hobbies et la paralysie des institutions avec un Parlement obligé de siéger potentiellement deux fois plus pour traiter tous les dossiers déjà existants – et sur lesquels il existe un retard passablement important. Cependant, ces critiques existaient déjà lors de l’introduction de l’initiative populaire tendant à une révision partielle de la Constitution ; cet outil a été utilisé 220 fois et, si le lobbyisme est très présent du fait du système parlementaire de milice que la Suisse connaît, il n’est pas certain que cet outil en soit la cause principale. Quant au risque que les parlementaires devront siéger d’autant plus, cela pourrait au contraire être bénéfique pour le pays car un parlementaire qui ne s’occupe que de cette activité – moyennant l’aide d’assistants, selon les besoins individuels – évitera sans doute des conflits d’intérêt avec des postes occupés dans différentes associations ou conseils d’administration.

 

Que ce soit l’initiative sur les vaches à cornes ou celle pour des entreprises, les deux votations auront permis de rouvrir un débat peut-être aussi vieux que la démocratie, certes pas sur les mêmes angles : comment faire parler le corps électoral complètement, sans modifier le texte suprême qui régit un pays tous les douze dimanches ? En ce sens, on ne peut qu’espérer que les années 2020 soient l’occasion de questionner la démocratie et la participation démocratique non pas sur le fond mais sur la forme : faire participer autant que possible le peuple, celui qui est régi par toutes les lois votées au Parlement fédéral et sur lesquelles il n’a qu’en partie son mot à dire. Si l’initiative populaire générale de 2003 pouvait présenter des défauts, elle peut parfaitement s’appliquer au niveau fédéral nonobstant quelques modifications. La Suisse est un pays qui se dit démocratique, avec ses défauts mais surtout ses qualités : rendons-le pleinement démocratique.

 

 

 
[1]
https://www.letemps.ch/suisse/un-oui-peuple-refus-cantons-cest-arrive-une

[2] https://www.bk.admin.ch/ch/f/pore/va/vab_2_2_4_4.html

[3] https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/010386/2016-07-18/

[4] https://www.fedlex.admin.ch/eli/fga/2002/1020/fr