Source image: https://www.justiz-initiative.ch/
L’importance du Tribunal fédéral (TF) a augmenté depuis sa création en 1848. Il se composait de 11 juges, plus 11 suppléants, élus pour trois ans, qui n’étaient pas professionnels et il n’était pas inhabituel qu’ils viennent de l’Assemblée fédérale, à laquelle ils pouvaient siéger. Ils recevaient une indemnité, se réunissaient une fois par année à Berne, les éventuelles autres réunions avaient lieu dans d’autres villes. Le TF devint permanent avec la révision constitutionnelle de 1874. Le mandat fut fixé à 6 ans et le siège à Lausanne. Ses compétences furent progressivement étendues. En 2011 il totalisait 38 juges, 19 suppléants, 127 greffiers, 155 membres du personnel administratif et de la chancellerie. En 2004 fut créé le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone, composé de 11 juges, qui s’occupe des causes pénales de la compétence de la Confédération. Depuis 2007 le Tribunal administratif fédéral de St. Gall, qui compte 61 juges, s’occupe des recours contre les décisions de l’administration fédérale.
De nos jours, le TF se compose de deux cours de droit public, deux de droit civil, une de cassation pénale, et à Lucerne deux cours de droit social. L’Assemblée fédérale élit les juges au Tribunal fédéral pour une durée de six ans. Concernant l’élection des juges, le site du TF indique : « En principe, la fonction de juge fédéral est ouverte à tous les citoyens et citoyennes du pays. Une formation juridique (complète) n’est pas exigée par la Constitution mais elle est indispensable dans la pratique. Les juges fédéraux sont élus par les Chambres réunies de l’Assemblée fédérale. Celles-ci tiennent non seulement compte des compétences juridiques des candidats, mais elles veillent également à une représentation équilibrée selon la langue, l’appartenance politique, l’origine régionale ainsi que d’autres critères. » La Commission judiciaire, formée par des élus des deux chambres, met au concours les postes vacants et donne des recommandations. Dans les faits, les juges sont proposés à la commission par les partis politiques et sont élus proportionnellement à la force des partis à l’Assemblée fédérale. Les juges versent aussi des contributions à leur parti, allant de CHF 3’000 pour le PLR à CHF 20’000 pour les Verts.
L’initiative soumise au vote le 28 novembre contient les dispositions suivantes : « La durée de fonction des juges au Tribunal fédéral prend fin cinq ans après qu’ils ont atteint l’âge ordinaire de la retraite. » « L’Assemblée fédérale siégeant en conseils réunis peut, sur proposition du Conseil fédéral, révoquer à la majorité des votants un juge au Tribunal fédéral si le juge: a. a violé gravement ses devoirs de fonction, ou qu’il b. a durablement perdu la capacité d’exercer sa fonction. » « Les juges au Tribunal fédéral sont désignés par tirage au sort. Celui-ci est organisé de manière à ce que les langues officielles soient équitablement représentées au Tribunal fédéral. » « L’admission au tirage au sort est régie exclusivement par des critères objectifs d’aptitude professionnelle et personnelle à exercer la fonction de juge au Tribunal fédéral. » « Une commission spécialisée décide de l’admission au tirage au sort. Les membres de la commission sont nommés par le Conseil fédéral pour un mandat unique de 12 ans. Ils sont indépendants des autorités et des organisations politiques dans l’exercice de leur activité. » La procédure proposée pour le tirage au sort sur le site de l’initiative se répartit en cinq phases : premièrement la nomination de la commission spécialisée d’experts indépendants par le Conseil fédéral pour un mandat limité, par exemple pour 12 ans en renouvelant un tiers de la commission tous les quatre ans. Deuxièmement, l’Assemblée, avec le Conseil fédéral et le président du TF, décide du nombre de juges nécessaires ainsi que du budget nécessaire. Troisièmement, le TF et la commission spécialisée mettent au concours les postes nécessaires. Quatrièmement, la commission sélectionne selon des critères professionnels, linguistiques et personnels les candidats. Cinquièmement, lorsqu’un poste est à pourvoir, un tirage au sort public a lieu.
L’idée est de permettre aux juges de prendre leurs décisions sans subir d’influences ou être gênés par leurs réseaux politiques, qui sont nécessaires pour être élus et qui subsistent après leur élection. Ces liens pouvant menacer les juges dans le cadre de leur réélection. L’initiative permettrait de mettre en avant les qualifications professionnelles et personnelles et non plus leur appartenance partisane. Ceci renforçant la séparation des pouvoirs, diminuant les relations politiques des juges en supprimant leur obligation de maintenir de bonnes relations et des dépendances vis-à-vis des partis. Les juristes indépendants pourraient aussi être élus au TF. Une fois élus, ils n’auraient plus non plus à craindre les conséquences de leurs décisions et seraient sûrs, à moins d’être révoqués, de rester en poste jusqu’à la retraite.
Dans son message, le Conseil fédéral (CF) indique qu’il comprend les préoccupations des initiants mais que l’initiative ne règle pas les problèmes soulevés et en crée de nouveaux. Il reconnaît le problème de la réélection et la difficulté d’être élu sans être membre d’un parti. Il indique que le tirage au sort ne permet pas de choisir les meilleurs, que cela va contre la tradition suisse, que l’initiative diminue le rôle du parlement et des partis ainsi que la légitimité démocratique des juges, voire peut-être leur acceptation par la population. Le nouveau système permettrait aussi au parlement de révoquer les juges alors qu’il ne les élirait pas. Quelques questions restent en suspens dans l’initiative : la taille et la composition de la commission spécialisée, les modalités de tirage, la définition des aptitudes personnelles, la nomination des juges dans les autres tribunaux fédéraux et comment équilibrer les genres, les régions et les valeurs politiques. Le CF évoque aussi le fait que les juges fédéraux sont souvent d’anciens juges de niveau inférieur, où la question de l’appartenance partisane se pose déjà et continuera de se poser si l’initiative est acceptée, ce qui compliquera le fait de ne pas en tenir compte pour le TF. Les juges pourront toujours subir d’autres influences mais ne représenteront plus de manière apparente des différences de valeurs politiques et sociétales. Il faudra également définir combien de candidats participeront à un tirage au sort, car si le nombre est trop bas il y a un biais fort de sélection, alors que s’il est haut, ce ne sont pas les meilleurs qui sont choisis, mais ceux désignés par le sort. Il faudrait aussi définir les possibilités de recours pour les candidats non-sélectionnés pour le tirage, ainsi qu’en cas de révocation – l’Assemblée se retrouvant aussi dans un rôle particulier, n’élisant pas les juges mais pouvant les révoquer, alors qu’elle n’est pas une autorité judiciaire. Ces différents arguments sont à retenir en défaveur de l’initiative.
Citons au passage les propos Philippe Abravanel : « il n’est pas mauvais qu’un juge supérieur et, notamment un juge constitutionnel, ait une appartenance politique connue plutôt qu’une sympathie occulte. A partir d’un certain degré de juridiction tout au moins, un jugement est un acte politique. Or, il n’existe pas de juge aseptique. Il est donc préférable qu’avant de promouvoir un juge de cour supérieure on connaisse sa famille politique, ce qui permet une répartition proportionnelle des magistrats siégeant en collège »
La Suisse est sur ce point un cas particulier et le système actuel, issu d’une longue tradition, permet de représenter les différents courants présent dans le parlement et la société en offrant aux juges une légitimité démocratique et une transparence sur leurs orientations. Le risque de non-réélection n’est d’ailleurs pas vraiment existant dans les faits. Et la réélection permet éventuellement de corriger des « erreurs de casting », comme la formation n’est pas obligatoire pour devenir juges. Enfin, le système actuel garantit la transparence des orientations politiques des juges ainsi que leur légitimité démocratique, qui peut faciliter leur acceptation et celle de leurs jugements.
Des alternatives destinées à diminuer l’influence des partis sur la réélection des juges pourraient être envisagées, par exemple un mandat unique plus long, ou l’augmentation de la transparence du processus de non-réélection ou que celle-ci soit l’œuvre d’une haute surveillance sur la justice, lors d’une procédure disciplinaire ou administrative.
Petit point théorique. Les interprétations du droit sont nécessaires pour définir des notions indéterminées ou des situations de fait qui ne sont pas toujours claires. Plusieurs méthodes peuvent être utilisées pour interpréter une règle de droit. Soit les juges suivent la lettre de la règle et en font une interprétation littérale-grammaticale, soit ils suivent son esprit et les interprétations peuvent être : historique, ou au contraire actuelle, s’ils s’intéressent à la volonté du législateur quand il a écrit la règle ; téléologique s’ils s’intéressent au but recherché par la loi ; ou systématique s’ils regardent sa position et sa relation avec d’autres règles de droit.
Il existe également des écoles de pensée concernant l’interprétation du droit : la position normativiste-positiviste et la position réaliste. La première considère que le juge qui interprète la règle ne la crée pas, il ne fait qu’être la « bouche de la loi » en l’appliquant aux cas particuliers qui lui sont soumis. La seconde considère au contraire que le juge « crée » d’une certaine manière la loi en l’interprétant pour l’appliquer à un cas concret, c’est à ce moment que le texte de la règle reçoit aussi un sens.
Ces visions du droit modifie le jugement à avoir sur certaines compétences des juges. Ainsi, les juges doivent-ils avoir la possibilité de décider la constitutionnalité, et donc de la validité d’une décision du législateur ou du peuple ? Cela pose moins de problèmes si on a une vision normativiste-positiviste que réaliste, car dans ce second cas, cette décision introduit un pouvoir des juges.
Les initiants mettent surtout en avant les qualités objectives des juges – encore faudra-t-il s’entendre pour les déterminer et les juger – qui doivent viser une interprétation neutre du droit. Ils s’inscrivent dans une vision du droit et des juges qui correspond mieux à une vision positiviste de l’interprétation du droit. En revanche, le fait d’assumer les différences d’influences et d’opinions politiques des juges s’inscrit davantage dans une vision réaliste.
Un exemple d’évolution d’interprétation du TF fut le passage de l’arrêt Quinche en 1957 à l’arrêt Rohner en 1990, tout deux concernant le droit de vote des femmes et l’interprétation de « les Suisses » dans la Constitution, mais amenant des conclusions opposées. Le premier arrêt déterminait que le texte ne concernait que les hommes – et que les cantons n’étaient ainsi pas obligés de donner le droit de vote aux femmes – tandis que le second arrêt déterminait que le texte concernait les hommes et les femmes – et ainsi que les cantons étaient obligées de donner le droit de vote aux femmes. Pourtant, le texte constitutionnel n’avait pas changé.
D’autres exemple montrent que les choix du TF peuvent avoir un poids politique non négligeable. Par exemple, le TF a donné la priorité à la libre circulation par rapport à l’article de la Constitution contre l’immigration de masse, ce qui signifiait que l’application de l’article, peu importe le choix du parlement, ne tiendrait pas face à la décision du tribunal en cas de plainte. Une décision du TF faisait aussi primer la CEDH sur l’initiative de renvoi des criminels étrangers, se positionnant dans le courant juridique considérant que les dispositions constitutionnelles ne doivent pas être appliquées si elles sont contraires aux droits de l’homme. Sachant que la Constitution indique seulement que le TF doit appliquer le droit international et les lois, sans dire lequel doit primer sur l’autre, ce choix peut poser un problème démocratique, par la non-application des initiatives et la perte de pouvoir du parlement et du peuple. Le TF se dote lui-même de nouvelles compétences – ce qui ne devrait être bon signe pour aucun organe dans une démocratie – en s’arrogeant le droit de trancher une contradiction entre le droit suisse et internationale. Le TF devient aussi législateur – en rupture de la séparation des pouvoirs – en décidant quelles lois peuvent être adoptées ou non, même si cela revient à s’opposer aux décisions démocratiques et légitimes du peuple lors d’une votation. Ces éléments tendent à montrer qu’un problème actuel est davantage le pouvoir trop important des juges plutôt que leur manque d’indépendance vis-à-vis des politiques. Or, le tirage au sort ne réglerait pas cette question, ou diminuerait les possibilités de contrôle de ces excès du pouvoir des juges.
Un exemple français datant de 2013 illustre les problèmes de neutralité des juges et rappelle qu’ils ne sont pas forcément dénués de pensées politiques : le « mur des cons » du syndicat de la magistrature. Des photos d’hommes politiques, classés à droite ou à l’extrême droite majoritairement, des magistrats et journalistes et un père de victime ayant critiqué le verdict des juges, trop léger selon lui, étaient réunies sur ce mur. L’affaire avait fait scandale et avait posé de nombreuses questions sur la neutralité politique des juges. Le syndicat, bien que connu pour être classé à gauche, n’était pas censé avoir de positions politiques clairement affichées et dirigées contre des personnalités. La sélection en fonction des compétences et du tirage au sort ne garantirait pas que ce type d’antipathies – ou de sympathies – existe chez les magistrats. En revanche, elle les rendrait moins visibles et empêcherait d’assurer un équilibrage.
Sources :
Débats sur l’initiative :
Forum (RTS), « Tirer au sort les juges fédéraux? Débat entre Maxime Mellina et Olivier Meuwly », 26 août 2019 : https://www.rts.ch/play/tv/forum-video/video/tirer-au-sort-les-juges-federaux-debat-entre-maxime-mellina-et-olivier-meuwly?urn=urn:rts:video:10664611
Forum (RTS) « Tirer au sort les juges pour dépolitiser la justice: débat entre Nenad Stojanovic et Eric Kaltenrieder », 15 mai 2018 : https://www.rts.ch/play/radio/forum/audio/tirer-au-sort-les-juges-pour-depolitiser-la-justice-debat-entre-nenad-stojanovic-et-eric-kaltenrieder?id=9551430
Divers :
Message du CF : https://www.admin.ch/opc/fr/federal-gazette/2020/6609.pdf
MAHON Pascal, SCHALLER Roxane, « Le système de réélection des juges : évidence démocratique ou épée de Damoclès ? » in: Justice – Justiz – Giustizia, 2013/1.
La Matinale (RTS), « Partis politiques et juges fédéraux, des liens souvent critiqués », 15 mai 2018 : https://www.rts.ch/play/radio/la-matinale/audio/partis-politiques-et-juges-federaux-des-liens-souvent-critiques?id=9570801
RTS, « « La dépendance des magistrats aux partis politiques est très critiquée » », 16 mai 2018 : https://www.rts.ch/info/suisse/9574412–la-dependance-des-magistrats-aux-partis-politiques-est-tres-critiquee-.html
MASMEJAN Denis, « L’UDC s’indigne d’un jugement du Tribunal fédéral », Le Temps, 11 février 2013. URL : https://www.letemps.ch/suisse/ludc-sindigne-dun-jugement-tribunal-federal
Initiative et soutiens :
Site de l’initiative : https://www.justiz-initiative.ch/fr/startseite.html
Forum (RTS), « Qui est Adrian Gasser le multimillionnaire qui lance des initiatives populaires en Suisse ? », 29 mai 2018 : https://www.rts.ch/play/radio/forum/audio/qui-est-adrian-gasser-le-multimillionnaire-qui-lance-des-initiatives-populaires-en-suisse?id=9585626
Forum (RTS), « Tirer au sort les juges fédéraux? Interview d’Adrian Gasser », 26 août 2019 : https://www.rts.ch/play/tv/forum-video/video/tirer-au-sort-les-juges-federaux-interview-dadrian-gasser?urn=urn:rts:video:10664609
Situation actuelle :
Site du TF « Combien compte-t-on de juges fédéraux? » : https://www.bger.ch/fr/index/federal/federal-inherit-template/federal-faq/federal-faq-14.htm
Site du TF « Combien sont élus les juges? » : https://www.bger.ch/fr/index/federal/federal-inherit-template/federal-faq/federal-faq-15.htm
Site du parlment « Election des juges fédéraux » : https://www.parlament.ch/fr/%C3%BCber-das-parlament/portrait-du-parlement/attributions-assemblee-federale/elections/election-juges-federaux#h2-1
Historique :
Site officiel du TF « Historique Tribunal fédéral » : https://www.bger.ch/fr/index/federal/federal-inherit-template/federal-status/federal-geschichte.htm
DHS « Tribunal fédéral » : https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/009631/2016-03-31/
Mur des cons :
France Info, « « Mur des cons« : l’ex-présidente du Syndicat de la magistrature condamnée pour injure contre un père de victime », 31 janvier 2019 : https://www.francetvinfo.fr/politique/affaire/le-mur-des-cons/mur-des-cons-l-ex-presidente-du-syndicat-de-la-magistrature-condamnee-pour-injure-contre-un-pere-de-victime_3169939.html
Le Figaro, « Le « Mur des cons » du Syndicat de la magistrature examiné par la cour de casssation » : https://www.lefigaro.fr/flash-actu/le-mur-des-cons-du-syndicat-de-la-magistrature-examine-par-la-cour-de-cassation-20201201
Le Journal du dimanche, « Qu’est-ce que le mur des cons? », 1 décembre 2020 : https://www.lejdd.fr/Societe/Justice/quest-ce-que-le-mur-des-cons-4009067