I

 

Parler d’« autosuffisance nationale » de nos jours, en tout cas dans certains milieux, est certainement encore plus complexe et risqué que lorsque John Maynard Keynes donna ce titre à l’un de ses articles en 1933. Pourtant, si le contenu de l’article n’a pas réellement été mis en place depuis, sa lecture est toujours enrichissante car son argumentation reste d’actualité.

L’autosuffisance nationale peut se comprendre simplement comme le fait, pour une communauté nationale, de subvenir à ses besoins grâce à ses propres productions. Cela va bien entendu à l’encontre des défenses acharnées du libre-échange, soutenu depuis fort longtemps et s’appuyant sur différentes théories comme la division internationale du travail d’Adam Smith, ou les avantages comparatifs de David Ricardo. Ces théories expliquant que les États ont intérêt à se spécialiser dans les domaines où ils sont les meilleurs – où ils possèdent un avantage comparatif – et à acheter à l’étranger les autres produits. Ceci permettant d’augmenter la production globale et d’économiser de l’argent.

Cependant, il est discutable de vouloir appliquer cela à tous les secteurs économiques. S’il est évident qu’il y a certaines conditions à remplir pour pouvoir fabriquer certains produits – il est ainsi préférable d’avoir un accès à la mer pour se lancer dans la pêche au thon, ou de disposer de gisements d’or pour en creuser des mines –, de nombreuses productions peuvent être accomplies dans de plusieurs pays, et il serait même dangereux de toutes les laisser à la spécialisation internationale. En effet, les arguments du type de ceux de Smith ou de Ricardo ne font appel qu’à une simple logique comptable – on se tourne vers ce qui coûte le moins – alors que la gestion de l’économie d’un pays ne doit pas répondre qu’à cela.

En effet, se tourner vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur n’a pas qu’une conséquence financière suivant les productions concernées – pour autant que les productions soient réellement de même qualité et qu’il existe une différence significative de coûts. Dépendre du commerce internationale peut influer négativement sur notre souveraineté et donc notre indépendance vis-à-vis des autres États. Ainsi, ne pas produire nous-même mais importer des éléments nécessaires au fonctionnement de notre société nous met à la merci des changements d’humeur des autres gouvernements ou des difficultés qu’ils rencontrent. Cela étant particulièrement périlleux dans des secteurs comme l’alimentation, l’énergie, la santé – dans le cas, au hasard, d’une pandémie – ou de la défense. Produire nous-même ce dont nous avons besoin dans ces secteurs ou l’importer n’est pas du tout la même chose en terme de garantie d’approvisionnement, de maîtrise des productions ou de dépendances à d’autres États. Et être dépendant de pays étrangers concernant des secteurs aussi essentiels n’est pas négligeable.

Au-delà de quelques secteurs évidents, la définition précise des secteurs dans lesquels l’autosuffisance nationale est prioritaire, utile ou non-nécessaire relève toutefois des compétences du politique, choix adaptés aux caractéristiques du pays et de l’époque – chaque pays n’ayant pas les mêmes capacités de production et certains secteurs, comme l’acier et le charbon, perdant en importance tandis que d’autres, comme l’informatique, en gagnant au cours de l’histoire.

Cela permet de noter que l’autosuffisance nationale permet également une plus grande marge de manœuvre aux gouvernements dans leurs choix politiques – et ainsi au peuple dans les démocraties. Cela venant du fait que l’application du libre-échange sur l’ensemble du globe crée une uniformisation du modèle international, du moins en matière économique, mais ce dernier a aussi des conséquences au sein des États sur l’organisation de l’économie. Ceci affaiblissant la diversité des modèles possibles correspondant à la diversité des nations recouvrant la Terre. Mais ceci diminue également la liberté politique pour chacune d’entre elles de décider librement de son modèle économique et de ses relations avec les autres États. L’autosuffisance nationale permet au contraire d’être libre des interférences étrangères et de disposer d’un cadre sûr pour réaliser ses objectifs, atteindre ses idéaux ou mener ses expériences, en étant à l’abri des changements extérieurs et des crises au sein des autres États – tout en protégeant les autres de nos propres expérimentations ou difficultés. L’autosuffisance nationale est ainsi avant tout un bon moyen de garantir l’indépendance et la souveraineté de tous les États.

 

II

 

Dans les arguments en faveur du libre-échange, on retrouve parfois la liberté économique des individus. Mais, premièrement, un individu voulant se lancer dans une activité économique dans un monde de division internationale du travail serait limité dans ses possibilités par les spécialisations du pays dans lequel il se trouve, ne pouvant pas choisir une filière constituant la spécialisation d’un autre pays. Secondement, parler de la liberté des individus membres d’une communauté qui n’est pas libre, c’est-à-dire souveraine, n’a pas grand intérêt, car les décisions qu’il y prend sont soumises aux limitations imposées à sa communauté, sur lesquelles l’individu ne peut agir. Or, comme déjà mentionné, l’autosuffisance nationale assure bien mieux la souveraineté d’une communauté politique que le libre-échange, qui fait dépendre certains pays d’importations dans des domaines essentiels – offrant une force de pression aux pays exportateurs.

Le libre-échange est aussi régulièrement promu afin de lutter contre la pauvreté, l’augmentation des richesses dans les pays en développement étant amené à l’appui de cette thèse. Nous pourrions tenter de nuancer ce résultat en évoquant les délocalisations, la concurrence à la baisse sur les salaires, les conditions de travail ou les normes de toute sorte, l’augmentation des inégalités sociales, l’évolution des classes moyennes et populaires occidentales… Il n’est pas inimaginable que certains pays développés profitent d’une plus grande protection contre certaines concurrences, et que certains pays en développement puissent bénéficier d’une plus grande autonomie dans leur vie économique, débarrassés des interférences étrangères. Mais, comme déjà évoqué, l’argument comptable n’est de toute manière pas le seul à prendre en compte.

 

III

 

Une idée particulièrement mise en avant concernant le commerce international et utilisée comme argument contre le principe de l’autosuffisance nationale, est celle que l’on peut résumer par l’expression de Montesquieu du « doux commerce ». Pour faire simple et plus général que la notion du philosophe, il s’agit de favoriser les relations commerciales entre les États, des liens étroits dans ce domaine étant censés garantir la paix, ou du moins la favoriser. Idée déjà censée, pour certains, rendre la guerre impossible peu avant 1914.

Mais, dans la réalité, les relations commerciales laissent souvent place aux affrontements pour la conquête de marchés étrangers, afin de garantir la pénétration dans les marchés intérieurs des autres États de nos propres produits. Ou alors, les traités commerciaux viennent s’ajouter aux bonnes relations préalables.

Des liens très étroits pour de nombreux produits créent davantage une dépendance aux pays étrangers. Si celle-ci peut obliger des États à ne pas se faire la guerre, elle peut aussi, par les dégradations de la souveraineté qu’elle entraîne, créer des tensions, des volontés de liberté au sein de certains pays, qui peuvent se retourner contre ceux dont ils dépendent à cause du commerce.

Peut-être que l’amitié entre États viendrait davantage d’une certaine autonomie des uns envers les autres. En contrôlant les échanges, sans laisser des déficits commerciaux trop importants se créer entre pays, comme Keynes le voulait dans ses plans pour l’après-guerre.

Un modèle plus westphalien, où chaque État est souverain et égal aux autres, qui permettrait à chacun de faire la même chose, d’adopter les mêmes types de politiques, ou de décider indépendamment de ce qu’il souhaite faire, en le déliant de ses dépendances étrangères, ne serait pas forcément un modèle conflictuel. D’autant plus que l’autosuffisance nationale ne voulant pas dire isolement total, il existerait toujours des liens commerciaux pour certains biens, et les relations d’autres sortes entre États existeraient toujours.

 

IV

 

À présent, disons un mot sur les préoccupations, bien légitimes, de nombreux mouvements et citoyens concernant les conditions sociales et écologiques des productions et des hommes qui les font. En effet, bien que ces mouvements défendent rarement une vision proche de l’autosuffisance nationale, il serait faux de croire que celle-ci ne peut rien améliorer pour leurs préoccupations.

En ce qui concerne l’écologie d’abord, la réduction des distances et durées de trajet entre le producteur et le consommateur est évidente, tout comme la baisse d’émissions de CO2 qu’elle entraîne, avec la fin de certaines absurdités comme le non-respect des saisons ou les cueillettes trop tôt afin que les fruits mûrissent dans les conteneurs. Pour ceux qui trouveraient que la consommation devrait être encore plus locale que le niveau national, nous signalerons que si tout ce que nous consommions venait au plus loin de l’autre bout de notre nation, nous aurions déjà grandement diminué les distances de transport. De plus, si les défenseurs de la consommation locale – s’inscrivant ainsi nettement plus dans une logique d’autosuffisance nationale que de commerce international – mettent particulièrement en avant la production de nourriture, il semble plus juste de soutenir la production locale quelque soit son type. Or, toutes les régions ne sont pas égales pour produire tous les biens. On rencontre ainsi dans la plupart des pays des régions historiquement plus industrielles que d’autres, elles-mêmes plus agricoles, etc. Le niveau national permet ainsi de considérer davantage de productions, et de favoriser la diversité de celles-ci entre pays.

Mais, plus largement, le fait de produire sur notre sol permet de garantir l’application de notre droit en matière environnementale et sociale. Pas de risque de se référer à un droit international ou d’un autre État moins strict, nous choisissons librement nos exigences et les imposons sur notre territoire. Il est également plus facile de contrôler ce qui se fait sur ce dernier que sur celui d’autres États souverains, qui n’ont pas à nous laisser inspecter leurs affaires internes. Nos systèmes de surveillance, nos médias et même nos concitoyens peuvent bien plus facilement observer et vérifier les pratiques nationales, qui sont plus proches. Les infractions ou manques de règles sont aussi plus rapidement identifiables car elles affectent notre environnement et nos concitoyens dans leur condition de travailleurs. Plus de pollutions cachées par la distances, plus d’écarts de conditions de travail avec des employés d’un autre continent !

Tous les problèmes ne disparaîtraient pas de ce simple fait, mais l’autosuffisance nationale, par la production plus locale qu’elle impose, favorise ainsi la possibilité de garanties en matière de protection des travailleurs, ainsi que celles concernant la nature.

 

V

 

Reste bien entendu à savoir comment réaliser un programme d’autosuffisance nationale. Cette dernière nécessite évidemment l’existence et le respect des frontières nationales, mais le besoin de frontières pour les communautés humaines dépasse la question de l’autosuffisance nationale, comme l’a brillamment montré Régis Debray dans son Éloge des frontières. Communautés qui, comme le rappelle régulièrement Pierre Manent – entre autres –, ont pris en Europe la forme de la nation.

Plus particulièrement pour ce qui nous occupe dans ces lignes, il semble logique de faire appel à une certaine forme de protectionnisme et de préférence nationale comme base d’une politique tendant vers l’autosuffisance nationale. Ces deux éléments pouvant être mis en place par des mécanismes assez simples comme des taxes douanières pour certaines importations ou une priorité donnée, pour les marchés publics ou les services de l’État par exemple, aux entreprises nationales.

Afin de mettre en place ces mesures, l’intervention de l’État semble nécessaire. Nous ne pouvons en effet pas compter sur le marché pour choisir quelles productions soumettre à des limitations d’importations ou la manière de le faire. Cela doit relever de choix politiques conscients en fonction des possibilités et intérêts de chaque nation à un moment donné, et non d’une simple logique comptable qui ignore l’importance plus ou moins grande de certains secteurs.

Durant l’application de ces différentes mesures, il conviendra d’éviter la précipitation. Comme l’avait expliqué Keynes, il ne s’agit pas de transvaser rapidement la plante de pot, mais de l’habituer lentement pour la rediriger vers une autre direction. En plus de limiter les risques d’erreur, cela limitera les risques de guerre commerciale avec des États qui verraient leurs exportations soudainement frappées de lourdes taxes. Cependant, le risque de guerre commerciale peut être certainement très fortement réduit si les mesures sont prises progressivement en garantissant à chaque État la possibilité de faire de même, dans une égalité westphalienne déjà évoquée.

Prendre son temps participera également à l’évitement de deux autre écueils durant un tel processus. Tout d’abord le fait de tomber, comme parfois les libre-échangistes, dans une sorte de bêtise doctrinaire qui nous enferme dans un nombre trop faible de pistes envisageables. Ensuite, et souvent causée par la précédente, l’intolérance à la critique doit être écartée afin de parvenir aux meilleures solutions pratiques et le débat doit avoir lieu sur les productions à prendre en compte ou les méthodes à employer – même pour celles déjà évoquées plus haut –, sans pour autant perdre notre détermination et la clarté de notre objectif.

Si cet objectif est poursuivi grâce aux quelques éléments évoqués ci-dessus, nous pourrons concevoir à plus long terme un nouveau modèle international concernant le commerce et les échanges entre États. Celui-ci pourra s’inspirer du projet de Keynes pour le système international à la sortie de la Seconde guerre mondiale, ainsi que de la logique de la Charte de la Havane, tous deux évoqués parmi les pistes dans La Démondialisation de Jacques Sapir. Ce modèle, plus westphalien dans certains de ces aspects, proposera à tous les États, placés à égalité, les mêmes possibilités. Chacun sera libre de choisir ses échanges, de se maintenir hors des dépendances pour des productions essentielles. Un monde, non pas de concurrence commerciale généralisée et d’États inféodés les uns aux autres, mais un monde d’États souverains économiquement, égaux dans leurs reconnaissances mutuelles des mêmes possibilités, restant autonomes et indépendants, libres de choisir leurs réalisations de toutes sortes.